RICOEUR, P.

La Métaphore vive

Le Seuil, 1975.

 

            La Métaphore vive présente une synthèse de tout ce que l’on a pu écrire sur la notion de métaphore depuis Aristote jusqu’en 1975. C’est là, sans aucun doute, un ouvrage-clé de P. Ricoeur. C’est aussi, de l’avis même des spécialistes de cet auteur, l’un des plus difficiles à aborder. La densité de la pensée qui s’exprime dans cet ouvrage est telle que le lecteur a souvent besoin de reprendre plusieurs fois une section du livre pour en comprendre le sens. Voilà pourquoi, dans les pages qui suivent, nous proposerons un résumé schématique de ce texte, en l’émaillant de citations, parfois longues, de cette œuvre. Ce résumé est conçu comme une aide à la lecture. Il peut également dispenser le lecteur de plonger directement dans le texte de Ricoeur, pour peu qu’il soit suffisamment informé des problèmes littéraires, poétiques et stylistiques généraux.

           

            Les pages citées dans ce résumé renvoient, sauf indication contraire, à l’édition de l’ouvrage de Ricoeur indiquée ci-dessus. Lorsque nous proposons des remarques entre crochets ([…]), il s’agit de notre propre réaction face à la pensée de Ricoeur.

           

            La Métaphore vive se compose de 8 études différentes, que nous suivrons pas à pas.

           

Ière étude: Entre rhétorique et poétique: Aristote

           

            1 Le dédoublement de la rhétorique et de la poétique

           

            «Le simple examen de la table des matières de la Rhétorique d’Aristote atteste que ce n’est pas seulement d’une discipline défunte que nous avons reçue la théorie des figures, mais d’une discipline amputée. La rhétorique d’Aristote couvre trois champs: une théorie de l’argumentation qui en constitue l’axe principal et qui fournit en même temps le noeud de son articulation avec la logique démonstrative et avec la philosophie (cette théorie de l’argumentation couvre à elle seule les deux tiers du traité) -une théorie de l’élocution-, et une théorie de la composition du discours. Ce que les derniers traités de rhétorique nous offrent, c’est, selon l’heureuse expression de G. Genette, une ‘rhétorique restreinte’, restreinte d’abord à la théorie de l’élocution, puis à la théorie des tropes. L’histoire de la rhétorique, c’est l’histoire de la peau de chagrin. Une des causes de la mort de la rhétorique est là: en se réduisant ainsi à l’une de ses parties, la rhétorique perdait en même temps le nexus qui la rattachait à la philosophie à travers la dialectique; ce lien perdu, la rhétorique devenait une discipline erratique et futile. La rhétorique mourut lorsque le goût de classer les figures eut entièrement supplanté le sens philosophique qui animait le vaste empire rhétorique, faisait tenir ensemble ses parties et rattachait le tout à l’organon et à la philosophie première.» (pp. 13-14).

           

            2 Le noyau commun à la poétique et à la rhétorique: ‘l’épiphore du nom’

           

            ‘La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie’ (Aristote, Poétique, 1457 b 6-9)

           

            Traits de cette définition:

            1) la métaphore est quelque chose qui arrive au nom (et non pas au discours)

            2) la métaphore est définie en termes de mouvement: l’épiphora d’un mot. Le mot métaphore chez Aristote s’applique à toute transposition de termes.

            3) la métaphore est la transposition d’un nom qu’Aristote appelle étranger (‘allotrios’ ¹ ordinaire ou ‘kurion’)

            Cf. la théorie des écarts, en stylistique, et l’idée d’emprunt qui caractérise plus spécialement la métaphore, ainsi que l’idée de substitution par rapport à un mot ordinaire absent mais disponible.

            «(...) si en effet le terme métaphorique est un terme substitué, l’information fournie par la métaphore est nulle, le terme absent pouvant être restitué s’il existe; et si l’information est nulle, la métaphore n’a qu’une valeur ornementale, décorative. Ces deux conséquences d’une théorie purement substitutive caractériseront le traitement de la métaphore dans la rhétorique classique.» (p. 30)

            4) typologie de la métaphore esquissée dans la suite de la définition: seule l’épiphore d’analogie sera par la suite appelée ‘métaphore’; ex.: ‘le grand âge est à la vie comme le soir est au jour’.

           

            3 Une énigme: métaphore et comparaison (eikôn)

           

            Seule la Rhétorique d’Aristote (et pas la Poétique) ajoute une définition de la comparaison à celle de la métaphore, la première étant expressément subordonnée à la seconde.

            «Aux yeux d’Aristote l’absence d’un terme de comparaison dans la métaphore n’implique pas que la métaphore soit une comparaison abrégée, comme on dira à partir de Quintilien, mais au contraire que la comparaison est une métaphore développée. La comparaison dit: ‘ceci est comme cela’; la métaphore dit: ‘ceci est cela’. Ce n’est donc pas seulement la métaphore proportionnelle, mais toute métaphore, qui est une comparaison implicite dans la mesure où la comparaison est une métaphore développée.» (p. 37)

           

            4 Le lieu ‘rhétorique’ de la lexis

           

            «Le ‘comment’ du discours se distingue du ‘quoi’. Reprenant plus loin la même distinction, Aristote oppose l’arrangement par la lexis aux ‘choses mêmes’ (ta pragmata) (III, 1, 1403 b 19-20). Or cet apparaître n’est pas extérieur au discours, comme l’est la simple pronuntiatio et actio (...), qui concernent seulement l’usage de la voix, comme dans le jeu tragique (la Poétique distingue de la même façon la lexis de la simple mise en scène).» (p.46)

            ‘apparaître’ = style, lexis

            ‘choses’ = contenu

            D’où la définition de la lexis que propose Ricoeur:

            «la lexis serait donc plutôt une espèce de manifestation de la pensée, liée à toute entreprise d’instruction (didaskalia): ‘il y a, pour la démonstration (pros to dêlôsai), quelque différence à exposer de telle ou telle façon’ (III, 1, 1404 a 9-10)» (ibid.)

           

            L’éloquence comporte la tendance à dissocier le style et la preuve. «Du même coup, le manque de consistance du lien entre un traité de l’argumentation et un traité de l’élocution ou du style révèle quelque chose de l’instabilité de la rhétorique elle-même, tiraillée par la contradiction interne au projet même de persuader. Placée entre deux limites qui lui sont extérieures -la logique et la violence-, elle oscille entre deux pôles qui la constituent: la preuve et la persuasion. Quand la persuasion s’affranchit du souci de la preuve, le désir de séduire et de plaire l’emporte, et le style lui-même n’est plus figure, au sens de visage d’un corps -mais ornement, au sens ‘cosmétique’ du mot.» (pp.46-47)

           

            Usage rhétorique de la métaphore, auquel Aristote rattache ses considérations sur sa valeur instructive de cette métaphore. Le plaisir d’apprendre procède de l’effet de surprise. «Or c’est la fonction de la métaphore d’instruire par un rapprochement soudain entre des choses qui semblaient éloignées.» (p. 49)

            En outre, pour Aristote, la métaphore fait image, elle dépeint (III, 10, 1410 b 33). «Or ce trait nous ramène au cœur du problème de la lexis, dont nous avons dit que la fonction était de ‘faire paraître’ le discours. ‘Placer sous les yeux’ n’est pas alors une fonction accessoire de la métaphore, mais bien le propre de la figure. La même métaphore peut ainsi comporter le moment logique de la proportionnalité et le moment sensible de la figurabilité.» (pp. 49-50)

            «Je dis que les mots peignent, quand ils signifient les choses en acte» (III, 11, 1411 b 24-25)

            Une caractéristique métaphysique est donc jointe à la métaphore.

           

            5. Le lieu ‘poétique’ de la lexis

           

            -Dans la Poétique, la lexis est définie comme ‘l’assemblage des vers’ (1449b 39). Trois facteurs jouent ensemble un rôle instrumental: le spectacle, le chant et la lexis («car tels sont bien les moyens employés pour faire l’imitation», 1449 b 33-34).

            Elle procède dia tês onomasias hermêneian, par interprétation par les mots, par la traduction de la pensée par les mots.

            La pensée paraît par les mots prononcés

            «Si l’on rapproche ces trois traits: agencement des vers, interprétation par les mots, manifestation par le langage, on voit se dessiner la fonction de la lexis comme extériorisation et explicitation de l’ordre interne du muthos. Entre le muthos de la tragédie et sa lexis il y a un rapport qu’on peut se risquer à exprimer comme celui d’une forme intérieure à une forme extérieure. C’est ainsi que la lexis -dont la métaphore est elle-même une partie -s’articule, à l’intérieur du poème tragique, au muthos et devient à son tour ‘une partie’ de la tragédie.» (p. 53).

            Evolution du concept de mimêsis de Platon à Aristote:

            «Chez Platon, [ce concept] reçoit une extension sans borne; il s’applique à tous les arts, aux discours, aux institutions, aux choses naturelles qui sont des imitations des modèles idéaux, et ainsi aux principes mêmes des choses. La méthode dialectique -entendue au sens large de procédure du dialogue- impose à la signification du mot une détermination très largement contextuelle, qui laisse le sémanticien devant une plurivocité décourageante. Le seul fil sûr est la relation très générale entre quelque chose qui est et quelque chose qui ressemble, la ressemblance pouvant être bonne ou mauvaise, réelle ou apparente. la référence à des modèles idéaux permet seulement de constituer une échelle de ressemblance selon que varie l’approximation de l’être par l’apparence. Ainsi une peinture pourra-t-elle être dite ‘imitation d’imitation’.

            Rien de tel chez Aristote. D’abord la définition est au début du discours scientifique et non au terme de l’usage dialectique. Car si les mots ont plus d’un sens, leur usage dans la science n’en admet qu’un seul. Et c’est la division des sciences qui admet cet usage normatif. Il en résulte qu’une seule signification littérale de la mimêsis est admise, celle que délimite son emploi dans le cadre des sciences poétiques, distinguées des sciences théoriques et pratiques. Il n’y a de mimêsis que là où il y a un ‘faire’. Il ne saurait donc y avoir d’imitation dans la nature puisque, à la différence du faire,le principe de son mouvement est interne. Il ne saurait non plus y avoir imitation des idées, puisque le faire est toujours production d’une chose singulière. Parlant du muthos et de son unité de composition Aristote remarque qu’ ‘une imitation est toujours d’une seule chose’ (1451 a 30-35)» (p.54).

            C’est le muthos qui est la mimêsis: «Plus précisément, c’est la ‘construction’ du mythe qui constitue la mimêsis. Voilà un bien étrange mime, celui qui compose et construit cela même qu’il imite! Tout ce qui est dit du caractère ‘complet et entier’ du mythe, de l’agencement entre commencement, milieu et fin, et en général de l’unité et de l’ordre de l’action, contribue à distinguer le mime de toute réduplication de la réalité.» (pp. 55-56).

            «C’est cette fonction d’ordre qui permet de dire que la poésie est ‘plus philosophique ... que l’histoire’ (1451b 5-6); celle-ci raconte ce qui est arrivé, la poésie ce qui aurait pu arriver; l’histoire reste dans le particulier, la poésie s’élève à l’universel: entendons par universel la sorte de chose qu’un certain type d’homme dira ou fera ‘vraisemblablement ou nécessairement’ (1451 b 9); à travers ce type, l’auditeur ‘ajoute foi au possible’ (ibid., 16). Une tension se révèle ainsi, au cœur même de la mimêsis, entre la soumission au réel -l’action humaine- et le travail créateur qui est la poésie elle-même (...)» (p.56)

            «C’est donc par un grave contresens que la mimêsis aristotélicienne a pu être confondue avec l’imitation au sens de copie. Si la mimêsis comporte une référence initiale au réel, cette référence ne désigne pas autre chose que le règne même de la nature sur toute production. Mais ce mouvement de référence est inséparable de la dimension créatrice. La mimêsis est poiêsis, et réciproquement. Ce paradoxe capital, qui dominera notre propre recherche (...) est déjà anticipé par la mimêsis d’Aristote qui tient ensemble la proximité à la réalité humaine et la distance fabuleuse.» (p. 56)

            Par ailleurs, «dans la tragédie, à la différence de la comédie, l’imitation des actions humaines est une imitation qui magnifie.» (p. 57) Le muthos est donc une composition qui surélève.

            «La subordination de la lexis au muthos place déjà la métaphore au service du ‘dire’, du ‘poématiser’, qui s’exerce non plus au niveau du mot, mais du poème entier; à son tour la subordination du muthos à la mimêsis donne au procédé de style une visée globale, comparable à celle de la persuasion en rhétorique. Considérée formellement, en tant qu’écart, la métaphore n’est qu’une différence dans le sens; rapportée à l’imitation des actions les meilleures, elle participe à la double tension qui caractérise celle-ci: soumission à la réalité et invention fabuleuse; restitution [cf. mime] et surélévation [cf. mime tragique]. Cette double tension constitue la fonction référentielle de la métaphore en poésie. Considérée abstraitement -c’est-à-dire hors de cette fonction de référence-, la métaphore s’épuise dans sa capacité de substitution et se dissipe dans l’ornement; livrée à l’errance, elle se perd dans les jeux du langage.» (p. 57).

            Il y a donc un parallèlisme entre:

            -la surélévation du sens opérée par le muthos au niveau du poème

            -et la surélévation du sens opérée par la métaphore au niveau du mot.

            Ce parallélisme devrait être étendu à la katharsis (surélévation du sentiment), semblable à celle de l’action et du langage. «L’imitation, considérée au point de vue de la fonction, constituerait un tout, dans lequel l’élévation au mythe, le déplacement du langage par la métaphore et la purgation des sentiments de crainte et de pitié iraient de pair.» (p. 58)

            «La réalité reste une référence sans jamais devenir une contrainte» (p. 60). En effet, Aristote écrit dans sa Poétique:le poème imite les action humaines «ou telles qu’elles furent ou sont réellement, ou bien telles qu’on les dit et qu’elles semblent, ou bien telles qu’elles devraient être» (1460b 7-11).

            Pour l’homme grec, sans doute, «la nature est elle-même vivante [et c’est pour cela] que la mimêsis peut n’être pas asservissante et qu’il peut être possible de mimer la nature en composant et en créant. N’est-ce pas ce que le texte le plus énigmatique de la Rhétorique suggère? La métaphore, est-il dit, met sous les yeux parce qu’elle ‘signifie les choses en acte’ (III, 11, 1411 b 24-25). La Poétique fait écho: ‘...on peut imiter en racontant... ou en présentant tous les personnages comme agissant (hôs prattontas), comme en acte (energountas)» (1448 a 24). N’existerait-il pas une souterraine parenté entre ‘signifier l’actualité’ et dire la phusis?» (p. 61)

            «(...) la mimêsis ne signifie pas seulement que tout discours est du monde. Elle ne préserve pas seulement la fonction référentielle du discours poétique. En tant que mimêsis phuseôs, elle lie cette fonction référentielle à la révélation du réel comme Acte. C’est la fonction du concept de phusis, dans l’expression mimêsis phuseôs, de servir d’index pour cette dimension de la réalité qui ne passe pas dans la simple description de ce qui est donné là. Présenter les hommes ‘comme agissant’ et toutes choses ‘comme en acte’, telle pourrait bien être la fonction ontologique du discours métaphorique. En lui, toute potentialité dormante d’existence apparaît comme éclose, toute capacité latente d’action comme effective.

            L’expression vive est ce qui dit l’existence vive.» (p.61).

            [D’un point de vue métaphysique, j’ajouterais que la métaphore est liée à l’accident ‘relation’: toutes choses sont liées entre elles par des relations mystérieuses, et c’est la métaphore qui nous en fait découvrir quelques-unes].

           

IIème étude: Le déclin de la rhétorique: la tropologie

           

            1. Le «modèle» rhétorique de la tropologie

            Des auteurs structuralistes, comme Genette, attribuent le déclin de la rhétorique à la réduction progressive de son champ. Mais on peut avancer une autre explication:

            «le déclin de la rhétorique résulte d’une erreur initiale qui affecte la théorie même des tropes, indépendamment de la place accordée à la tropologie dans le champ rhétorique. Cette erreur initiale tient à la dictature du mot dans la théorie de la signification. De cette erreur on n’aperçoit que l’effet le plus lointain: la réduction de la métaphore à un simple ornement. Entre le point de départ -le primat du mot- et le point d’arrivée -la métaphore comme ornement-, se déploie toute une série de postulats qui, de proche en proche, rendent solidaires la théorie initiale de la signification, axée sur la dénomination, et une théorie purement ornementale du trope qui avère finalement la futilité d’une discipline que Platon avait déjà rangée du même côté que la ‘cosmétique’» (pp.64-65). Puis Ricoeur énumère les postulats implicites de la tropologie:

            a) postulat du sens propre qui s’oppose au sens impropre ou figuré (celui de la métaphore)

            b) postulat de la lacune sémantique que comblerait la métaphore

            c) postulat de la lacune lexicale comblée par l’emprunt d’un terme étranger

            d) postulat de l’écart entre le sens figuré du mot d’emprunt et son sens propre

            e) axiome de la substitution du terme d’emprunt, pris en son sens figuré, à un mot absent:

            c’est soit un trope, lorsque le mot propre existe mais qu’on ne désire pas l’employer;

            soit une catachrèse, si cela correspond à une véritable lacune de vocabulaire

            f) la relation entre mot propre et mot d’emprunt substitué est la raison de la transposition qui constitue un paradigme pour la substitution des termes: dans le cas de la métaphore, la structure paradigmatique est celle de la ressemblance: postulat du caractère paradigmatique du trope

            g) expliquer un trope, c’est trouver le mot propre absent: postulat de la paraphrase exhaustive

            h) l’emploi figuré des mots ne comporte aucune information nouvelle: postulat de l’information nulle

            i) fonction du trope purement décorative

           

            2) Fontanier, le primat de l’idée et du mot

           

            Dans l’ouvrage de P. Fontanier sur les figures de style (Les Figures du discours, 1821-27), la prééminence du mot y est affirmée sans ambiguïté. A chaque mot correspondrait une idée: couple idée-mot.

           

            3) Trope et figure

           

            Trope: dépendance directe du mot

            Figure: fait indifféremment référence au mot, à l’énoncé, au discours

            Fontanier précise que la figure est un écart en disant que: «le discours dans l’expression des idées, des pensées ou des sentiments, s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune» (Ricoeur p.64, Fontanier p.279).

           

            4) Métonymie, synecdoque, métaphore

           

            «Fontanier se flatte d’avoir donné une théorie exhaustive des rapports entre idées en distinguant les rapports de corrélation ou de correspondance, les rapports de connexion et les rapports de ressemblance; les trois espèces de tropes -les métonymies, les synecdoques et les métaphores - ‘ont lieu’ par ces trois sortes de rapports respectivement» (p. 77)

            D’après Fontanier, la métaphore ne nomme pas, elle caractérise ce qui est déjà nommé (cf. le Cygne de Cambrai, le remords dévorant, le courage affamé de périls et de gloire, etc.): caractère quasi prédicatif de la métaphore. Elle consiste «à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante et plus connue» (Fontanier, p. 99). (...) «Les ressemblances sont principalement des rapports entre des idées dans l’opinion. Ce second trait confirme le précédent; la caractérisation, distincte de la dénomination, procède par des rapprochements dans l’opinion, c’est-à-dire dans le jugement» (Ricoeur, p. 79)

           

            5) La famille de la métaphore

           

            Parle de la fiction, l’allégorie, l’hypotypose.

           

            6) Métaphore forcée et métaphore d’invention

           

            1ère cause des figures, selon Fontanier: défaut de mots propres et besoin d’y suppléer

            2e cause: l’agrément

            3e cause: imagination, esprit, passion: causes génératrices des tropes

           

IIIème étude: La métaphore et la sémantique du discours

           

            Est-ce que la définition de la métaphore comme transposition du nom est fausse? Elle est plutôt nominale (au sens leibnizien) et non réelle: «Les définitions d’Aristote et de Fontanier sont nominales, en ce qu’elles permettent d’identifier la métaphore parmi les autres tropes; se bornant à l’identifier, elles se bornent aussi à la classer. En ce sens, la taxinomie propre à la tropologie ne dépasse pas non plus le plan de la définition nominale. mais dès que la rhétorique s’enquiert des causes génératrices, elle ne considère déjà plus seulement le mot, mais le discours. Une théorie de l’énoncé métaphorique sera donc une théorie de la production du sens métaphorique» (p. 87)

            La définition réelle de la métaphore en termes d’énoncé n’abolit pas la définition nominale en termes de mot: en reprenant la terminologie de Max Black, on peut dire que «le mot reste le ‘foyer’, même s’il requiert le ‘cadre’ de la phrase. Et si le mot reste le support de l’effet de sens métaphorique, c’est parce que, dans le discours, la fonction du mot est d’incarner l’identité sémantique». (p. 88)

           

            1) Le débat entre sémantique et sémiotique

           

            «L’hypothèse de travail sous-jacente à la notion d’énoncé métaphorique est que la sémantique du discours est irréductible à la sémiotique des entités lexicales» (p.88)

           

            Enumération des traits distinctifs du discours:

           

            1er couple: «tout discours se produit comme un événement, mais se laisse comprendre comme sens» (p. 92)

            «Pour marquer le caractère d’événement du discours, Emile Benveniste forge l’expression d’ ‘instance du discours’ (Problèmes de Linguistique Générale, T. I, 1966, pp.251-257), par quoi il désigne ‘les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en paroles par un locutuer’ (251). Ce trait oppose fortement le discours à la langue; un système linguistique -précisément parce que synchronique- n’a, dans le temps successif, qu’une existence virtuelle; la langue n’existe proprement que quand un locuteur s’en empare et l’actualise. Mais, en même temps que l’événement de discours est transitoire et fugace, il peut être identifié et réidentifié ‘le même’; c’est la signification, au sens le plus large, qui est introduite avec l’identification de principe de toute unité de discours. Il y a sens parce qu’il y a même sens» (p.92)

            «On peut rattacher à ce premier couple les distinctions introduites par Paul Grice (‘meaning’, Philosophical Review, 1957; cf. également Grice 1968 et Grice 1969), dans sa théorie de la signification, entre la signification de l’énoncé, la signification de l’énonciation, et la signification de l’énonciateur. Il est précisément de l’essence du discours de permettre ces distinctions» (p. 93) Cf. Benveniste, qui oppose l’ ‘instance du discours’ à l’ ‘intenté du discours’ (ce que le locuteur veut dire).

           

            2e couple: fonction identifiante / fonction prédicative

            C’est là une distinction déjà platonicienne (Cratyle, 425a, 431 b-c; Théétète, 206d; Le Sophiste, 261d-262d): couple désigné comme le logos même, caractérisé par l’entrelacs (sumplokè) du nom et du verbe. On peut dire tour à tour le mot naturel ou conventionnel, mais seul l’entrelacs du discours porte sur quelque chose: la vérité et l’erreur sont du discours seulement.

            C’est une distinction que reprendra P. Strawson:

            -l’identification est assumée par le nom propre, le démonstratif, les pronoms, l’article défini, le déterminant

            -alors que la prédication est assurée par les qualités adjectives ou nominalisées (‘grandeur’, ‘bonté’), les classes d’appartenance, les relations, les actions.

            «Qualités, classes, relations et actions ont en commun d’être des universalisables (courir, comme type d’action, peut être dit d’Achille et de la tortue). D’où la polarité fondamentale du langage qui, d’une part, s’enracine dans des individus dénommés, d’autre part, prédique des qualités, des classes, des relations et des actions qui sont en droit universelles. Le langage fonctionne sur la base de cette dissymétrie entre deux fonctions. La fonction identifiante désigne toujours des êtres qui existent (ou dont l’existence est neutralisée, comme dans la fiction); en droit, je parle de quelque chose qui est; la notion d’existence est liée à la fonction singularisante du langage; les sujets logiquement propres sont potentiellement des existants; c’est là que le langage ‘colle’, a son adhérence aux choses. En revanche, la fonction prédicative concerne l’inexistant en visant l’universel. La malheureuse querelle des universaux, au Moyen Age, n’a été possible que par la confusion entre la fonction singularisante et la fonction prédicative: il n’y a pas ed sens à se demander si la bonté existe, mais si un tel, qui est bon, existe. La dissymétrie des deux fonctions implique donc aussi la dissymétrie ontologique du sujet et du prédicat» (p. 94)

            [P. Ricoeur semble confondre dans ce passage les notions de ‘nature’, d’‘essence’ et d’ ‘universal’]

            «la distinction strawsonienne trouve un équivalent, sinon même une justification, dans la distinction du sémiotique et du sémantique. C’est le sémiotique, en effet, qui porte la fonction générique, et le sémantique la visée singulière» (p.95)

            La phrase a à la fois un sens et une référence: comme le rappelle Strawson, ‘le roi de France est chauve’ a un sens hors de toute circonstance, et une référence dans telle circonstance, qui la rend tantôt vraie, tantôt fausse.

           

            3e couple: structure des actes du discours: aspect de locution / aspect d’illocution

            C’est là une distinction qui fut introduite par Austin

            a) Acte de dire ou acte locutionnaire = rapporter la fonction prédicative à la fonction identifiante

            b) ce qu’on fait en disant (ordre, regret, souhait, etc.): illocution

           

            4e couple: sens / référence (cf. Frege)

            «C’est seulement au niveau de la phrase, prise comme un tout, qu’on peut distinguer ce qui est dit [sens] et ce sur quoi on parle [référence]» (p.97) Cf. les cas où il y a deux sens pour une seule référence: ‘le maître d’Alexandre’ et le ‘disciple de Platon’: deux sens pour la référence unique d’Aristote.

            La notion de ‘référence’ est rattachable à celle d’ ‘intenté’:

            «C’est l’intenté, et non le signifié, qui a une visée extérieure au langage: ‘Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis que le signe a pour contrepartie constituant le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et à l’attitude du locuteur.’ Nous dirons donc que la fonction de transcendance de l’intenté recouvre parfaitement le concept frégéen de référence. En même temps, est pleinement justifiée l’analyse phénoménologique de Husserl basée sur le concept d’intentionnalité: le langage est par excellence intentionnel, il vise l’autre que lui-même» (p.98).

           

            5e couple: référence à la réalité / référence au locuteur

            -‘je’ fait référence à celui qui parle, étant, par nature, asémique. Il en va de même pour certains temps verbaux (le présent auto-désignatif), pour les démonstratifs (‘ceci’, ‘cela’).

           

            6e couple: paradigmatique (qui relève du domaine sémiotique) / syntagmatique (qui relève du domaine sémantique)

            «Les relations paradigmatiques (principalement les flexions, les dérivations, etc.) concernent les signes dans le système; elles sont donc d’ordre sémiotique; pour elles vaut la loi de binarité chère à Jakobson et aux structuralistes. En revanche, le syntagme est le nom même de la forme spécifique dans laquelle s’accomplit le sens de la phrase. Ce trait est capital pour notre enquête: car si le paradigme est sémiotique et le syntagme sémantique, alors la substitution, loi paradigmatique, est à mettre du côté du sémiotique. Il faudra donc dire que la métaphore, traitée en discours -l’énoncé métaphorique- est une sorte de syntagme, et on ne pourra plus mettre le procès métaphorique du côté paradigmatique et le procès métonymique du côté syntagmatique» (pp. 99-100)

           

            2) Sémantique et rhétorique de la métaphore

           

            I. A Richards, The philosophy of Rhetoric, 1936:

            D’après lui, la rhétorique est «une discipline philosophique visant à la maîtrise des lois fondamentales de l’usage du langage» (Richards, p.7)

            Richards commence par attaquer la distinction traditionnelle entre sens propre et sens figuré, distinction qu’il met au compte de la ‘superstition de la signification propre’ (Richards, p.11). «Or les mots n’ont pas de signification propre, parce qu’ils n’ont pas de signification en propre; et ils ne possèdent aucun sens en eux-mêmes, parce que c’est le discours, pris comme un tout, qui porte le sens de manière indivise» (Ricoeur, p. 101)

            Richards fonde alors ses considérations sur la notion de contexte et son primat. «(...) dans une tranche de discours, les mots ne doivent leur sens qu’à un phénomène ‘d’efficacité déléguée’ (p.32). Ce phénomène est la clé de la notion de contexte; un contexte est ‘le nom d’un faisceau d’événements qui reviennent ensemble, en y incluant les conditions requises aussi bien que ce que nous pouvons isoler comme cause ou comme effet’ (34). Dès lors, les mots n’ont de signification que par abréviation du contexte (...); il reste donc vrai que le mot vaut pour..., est mis pour..., mais non pour une chose ou une idée» (Ricoeur, p. 102)

            [Le mot est donc réduit à son emploi, ce qui semble excessif. Cette idée s’oppose à la pratique, constatée par les usagers du langage, de la définition et de la traduction: les mots ont une définition et peuvent être traduits globalement, même en dehors d’un contexte; certains mots manquants ne peuvent être reconstitués par le contexte, en raison de leur valeur discriminatoire].

            «Ainsi les mots ne sont-ils aucunement les noms des idées présentes à l’esprit; aucune association fixe à quoi que ce soit de donné ne les constitue; ils se bornent à renvoyer aux parties manquantes du contexte; dès lors, la constance du sens n’est jamais que la constance des contextes [behaviourisme]; et cette constance ne va pas de soi; la stabilité est elle-même un phénomène à expliquer. Ce qui irait plutôt de soi, ce serait une loi de procès et de croissance comme celle que Whitehead mettait au principe du réel» (p. 102)

            Ceci renverse le rapport de priorité entre le mot et la phrase: «le sens de la phrase ne résulte pas de celui des mots, mais celui-ci procède du démembrement de la phrase et de l’isolement de l’une de ses parties» (p.102)

            «Certes, la pratique des bons auteurs tend à fixer les mots dans des valeurs d’usage. Cette fixation par l’usage est sans doute à l’origine de la croyance fausse que les mots ont un sens, possèdent leur sens» (p. 103) [Comment expliquer alors qu’un seul mot, sans contexte, évoque une (ou plusieurs) idées?]

            Ricoeur parle alors de deux situations qui, dans l’esprit de Richards, sont opposées: celle du langage technique aux significations univoques fixées par des définitions, et celle du langage poétique où aucun sens ne se stabilise en dehors du ‘mouvement entre significations’ (p.48, Richards). Il y a certes la pratique des bons auteurs qui permet de stabiliser les mots dans des valeurs d’usage. «Mais l’emploi littéraire consiste précisément à restituer, à l’encontre de l’usage qui les fige, ‘le jeu des possibilités interprétatives résidant dans le tout de l’énonciation’ (55). C’est pourquoi le sens des mots doit être chaque fois ‘deviné’ (53) sans que jamais on puisse faire fond sur une stabilité acquise. L’expérience de la traduction va dans le même sens: elle montre que la phrase n’est pas une mosaïque, mais un organisme; traduire, c’est inventer une constellation identique où chaque mot reçoit l’appui de tous les autres et, de proche en proche, tire bénéfice de la familiarité avec la langue entière» (p. 103)

            [Cette idée est à rapprocher de ce que dit Gilson dans ‘Linguistique et philosophie’ (Vrin, 1969) sur l’idée, qui est contenue dans l’ensemble du syntagme ‘le livre de Pierre’ et non pas dans la somme de chacun des morphèmes de cette expression]

            Richards va plus loin que Benveniste «dans la primauté [accordée à] de l’instance de discours sur le mot. Celui-ci [Benveniste] subordonne sans doute le sens actuel du mot à celui, tout circonstanciel, de la phrase, mais il ne l’y dissout pas. C’est que, chez lui, la sémantique reste en tension avec une sémiotique qui assure l’identité des signes par le moyen de leurs différences et de leurs oppositions» (p.103) [Bonne critique implicite de Richards, mais que Ricoeur ne reprend pas à son compte]. «Avec I. A. Richards, nous entrons dans une sémantique de la métaphore qui ignore la dualité d’une théorie des signes et d’une théorie de l’instance de discours, et qui s’édifie directement sur la thèse de l’interanimation des mots dans l’énonciation vive» (p. 103)

            Comme le signale Shelley, cité par Richards, «Language is vitally metaphorical, that is, it marks the before unapprehended relations of things and perpetuates their apprehension, until words, which represent them, become, through time, signs for portions or classes of thought instead of pictures of integral thoughts: and then, if no new poets should arise to create afresh the associations which have been thus disorganised, language will be dead to all the noble purposes of human intercourse» (pp. 90-91, Richards).

            La maîtrise des métaphores n’est donc pas un écart par rapport au langage ordinaire, mais ‘le principe omniprésent à toute son action libre’ (Richards, 90). «Elle ne constitue pas un pouvoir additionnel, mais la forme constitutive du langage; en se bornant à décrire des ornements de langage, la rhétorique s’est condamnée à ne traiter que des problèmes superficiels. Or la métaphore tient aux profondeurs mêmes de l’interaction verbale» (Ricoeur, pp.104-105). «Selon une formulation élémentaire, la métaphore maintient deux pensées de choses différentes simultanément actives au sein d’un mot ou d’une expression simple, dont la signification est la résultante de leur interaction» (p.105)

            D’après Richards, «dans la métaphore, les deux pensées sont en quelque sorte dénivelées, en ce sens que nous décrivons l’une sous les traits de l’autre» (Ricoeur, p. 105). Il propose d’appeler ‘teneur’ (tenor) l’idée sous-jacente, et ‘véhicule’ (vehicle) l’idée sous le signe de laquelle la première est appréhendée. (Cf. thème [= tenor] et phore [= vehicle] dans le ‘Traité de l’argumentation’ de Olbrechts-Tyteca (1958).

           

            3) Grammaire logique et sémantique

           

            Max Black, «Metaphor», in Models and Metaphors, Ithaca, 1962.

            Cet ouvrage constitue un travail de clarification apportant un progrès décisif sur 3 points:

            a) «c’est un énoncé entier qui constitue la métaphore, mais l’attention se concentre sur un mot particulier dont la présence justifie qu’on tienne l’énoncé pour métaphorique. Ce balancement du sens entre l’énoncé et le mot est la condition du trait principal: à savoir, le contraste existant, au sein du même énoncé, entre un mot pris métaphoriquement et un autre qui ne l’est pas (...)» (p. 110)

            «Ce trait fournit un critère qui distingue la métaphore du proverbe, de l’allégorie, de l’énigme, où tous les mots sont employés métaphoriquement; pour la même raison, le symbolisme du Château de Kafka n’est pas un cas de métaphore» (pp.110-111). «On parlera alors de focus pour désigner ce mot [métaphorique] et de frame pour désigner le reste de la phrase; ces expressions ont l’avantage d’exprimer directement le phénomène de focalisation sur un mot, sans pourtant revenir à l’illusion que les mots en eux-mêmes ont un sens» [cf. sur ce dernier point nos critiques précédentes] (p.111). «Le vocabulaire plus précis de Max Black permet de serrer de plus près cette interaction, qui se joue entre le sens indivis de l’énoncé et le sens focalisé du mot» (p.111) [N’est-ce pas là une contradiction avec l’affirmation précédente que les mots n’ont pas de sens en eux-mêmes?].

           

            b) Frontière établie entre la théorie de l’interaction (Richards, Black) et les théories classiques (1: conception substitutive [conception rhétorique classique]; 2: conception comparatiste de la métaphore [la métaphore serait une comparaison condensée]).

            «Soulignons (...) le bénéfice de cette opposition tranchée entre la théorie de l’interaction et ses rivales: le point décisif est que la métaphore d’interaction, étant insustituable, est aussi intraduisible ‘sans perte de contenu cognitif’ (46); étant intraduisible, elle est porteuse d’information; bref, elle enseigne» (p.113).

           

            c) Fonctionnement même de l’interaction: soit la métaphore ‘l’homme est un loup’.

            «Appeler un homme un loup, c’est évoquer le système lupin des lieux communs correspondants. On parle alors de l’homme en ‘langage lupin’. Par un effet de filtre (39), ou d’écran (41), ‘la métaphore -loup- supprime certains détails, en accentue d’autres, bref organise notre vision de l’homme’ (ibid.).

            C’est par là que la métaphore confère un insight. Organiser un sujet principal par application d’un sujet subsidiaire constitue en effet une opération intellectuelle irréductible, qui informe et éclaire comme aucune paraphrase en saurait le faire. Le rapprochement entre modèle et métaphore -opéré par Max Black dans un autre essai- offrirait ici le commentaire adéquat. Il révélerait de manière décisive la contribution de la métaphore à une logique de l’invention» (p. 114).

            Black souligne donc le contenu cognitif de la métaphore.

            Réserves émises par Ricoeur sur le système de Black:

1) élimination de la théorie de la ressemblance: «en éliminant le primat de l’analogie ou de la ressemblance, on élimine aussi la théorie tropologique tout entière, et la théorie des fonctions transformatrices qui la constituent et dont l’analogie est une espèce» (p.113)

2) «l’explication de l’interaction par l’évocation du système associé des lieux communs, appelle quelques réserves spéciales.

La difficulté majeure (...) est que recourir à un système associé de lieux communs, c’est s’adresser à des connotations déjà établies; l’explication, du même coup, se limite aux métaphores triviales; il est remarquable à cet égard que l’exemple ‘l’homme est un loup’ soit subrepticement substitué aux exemples plus riches de la liste initiale. Or n’est-ce pas le rôle de la poésie, et parfois de la prose soutenue, d’établir de nouvelles configurations d’implications? Il faut l’avouer: ‘Les métaphores peuvent être soutenues par des systèmes d’implications spécialement construits aussi bien que par des lieux communs déjà reçus’ (43)» (p. 115)

Cela implique un infléchissement considérable de la thèse initiale de Black.

3) Max Black qualifie son étude de ‘sémantique’ de la métaphore: la même métaphore, traduite dans une autre langue, serait indépendante de sa configuration phonétique ou de sa forme grammaticale. Mais il faut tenir compte des circonstances de l’énonciation et des intentions des locuteurs. «Ce qu’on appelle ‘le poids’ ou ‘l’insistance’, attaché à l’emploi particulier d’une expression, dépend largement de l’intention de celui qui use de l’expression: jusqu'à quel point tel penseur parlant de ‘formes logiques’ a-t-il dans l’esprit l’analogie d’un récipient, d’un contour, et souhaite-t-il insister sur cette parenté? Il faut donc avouer (30) que la métaphore relève autant de la ‘pragmatique’ que de la ‘sémantique’» (p. 116)

-Objection de Ricoeur: tout comme ‘le système associé de lieux communs’, Black explique la métaphore par les implications non lexicales des mots, ce que l’on peut difficilement qualifier de sémantique. «De tous les côtés, par conséquent, l’explication en termes de ‘grammaire logique’ ou de ‘sémantique’ côtoie une énigme qui lui échappe: celle de l’émergence d’une signification nouvelle par-delà toute règle déjà établie» (p. 116)

 

4) Critique littéraire et sémantique

 

Après l’explication rhétorique de la métaphore (Aristote, Fontanier), et l’explication de la grammaire logique (Black), nous abordons l’explication de la critique littéraire (Monroe Beardsley, Aesthetics, New York, 1958).

-Définition de l’œuvre littéraire comme entité linguistique homogène à la phrase, c’est-à-dire à ‘la plus petite unité complète de discours’ (Beardsley, 115).

-Distinction entre signification primaire (ce que la phrase ‘pose explicitement’) et signification secondaire (ce que la phrase ‘suggère’). «Ce qu’une phrase ‘suggère’ est donc ce que nous pouvons inférer que le locuteur probablement croit, par-delà ce qu’il affirme; le propre d’une suggestion est de pouvoir égarer. On peut l’appeler signification secondaire, parce qu’elle n’est pas ressentie comme aussi centrale ou fondamentale que la signification primaire; mais elle fait partie de la signification. Nous dirons encore qu’elle est implicite et non explicite. Toute phrase, à des degrés divers, comporte ainsi une signification implicite, suggérée, secondaire» (p.117)

Dans le cadre du mot, «la signification explicite d’un mot est sa désignation; sa signification implicite, sa connotation. Dans le langage ordinaire, la ‘gamme complète des connotations’ n’est jamais effectuée dans un contexte particulier; seule l’est une partie choisie de cette gamme: c’est la ‘connotation contextuelle’ du mot (125). Dans certains contextes, les autres mots éliminent les connotations non désirables d’un mot donné; c’est le cas du langage technique et scientifique où tout est explicite. ‘Dans d’autres contextes, les connotations sont libérées: ce sont principalement ceux où le langage devient figuré et plus particulièrement métaphorique’. (ibid.)» (p. 118)

«La littérature, précisément, nous met en présence d’un discours où plusieurs choses sont signifiées en même temps, sans que le lecteur soit requis de choisir entre elles. Une définition sémantique de la littérature, c’est-à-dire une définition en termes de signification, peut ainsi être déduite de la proportion de significations secondaires implicites ou suggérées que comporte un discours; qu’elle soit fiction, essai ou poème, ‘une œuvre littéraire est un discours qui comporte une part importante de significations implicites’ (126)». (p.118).

            «La signification d’une œuvre peut être entendue en deux sens différents. On peut d’abord entendre par là le ‘monde de l’œuvre’: que raconte-t-elle, quel caractère montre-t-elle, quels sentiments exhibe-t-elle, quelle chose projette-t-elle? Ces questions sont celles qui viennent spontanément à l’esprit du lecteur; elles concernent ce que j’appellerai, dans la septième étude, la référence, au sens de la portée ontologique d’une œuvre; la signification, en ce sens, c’est la projection d’un monde possible habitable; c’est elle qu’Aristote a en vue lorsqu’il rattache le muthos de la tragédie à la mimêsis des actions humaines» (p.119)

            Mais la critique littéraire ne s’intéresse, lorsqu’elle demande ce qu’est une œuvre, qu’à la configuration verbale (verbal design), le discours en tant que chaîne intelligible de mots (115). Or, pour répondre à cette deuxième question, on ajourne et suspend la question précédente. «Pour rester dans le langage d’Aristote, la critique engendre cette seconde acception de la signification en dissociant le muthos de la mimêsis, et en réduisant la poiêsis à la construction du muthos. Ce dédoublement de la notion de signification est l’œuvre de la critique littéraire (...)» (p.119)

            «Dans l’usage spontané du discours, la compréhension ne s’arrête pas au sens, mais dépasse le sens vers la référence. C’est l’argument principal de Frege dans son article ‘Sens et dénotation’: en comprenant le sens, nous nous portons vers la référence. La critique littéraire, en revanche, suspend ce mouvement spontané, s’arrête au sens et ne reprend le problème de la référence qu’à la lumière de l’explication du sens: ‘Puisque [le monde de l’œuvre] existe en tant que ce qui est intenté ou projeté par les mots, les mots sont les choses qu’il faut considérer les premières.’ (115) Cette déclaration explique bien le propos du critique littéraire. Une définition purement sémantique de l’œuvre littéraire procède ainsi de la décomposition du sens et de la référence, et du renversement de priorité entre ces deux plans de signification» (p. 119)

            Pour Beardsley, la rhétorique se définit par rapport aux procédés du discours (donc aux transpositions de sens, entre autres: les tropes), tandis que la critique littéraire se définit par rapport aux oeuvres (poèmes, essais, fictions en prose). D’où la question d’une définition purement sémantique de la littératue et de la métaphore, pour Beardsley.

            «Mais pourquoi poser le problème de la métaphore, si le propos n’est pas de rhétorique? [mais seulement de poétique] Et pourquoi le poser si le niveau propre à la critique littéraire est l’œuvre prise comme un tout (...)?» (pp. 120-121)

            Beardsley introduit le problème sous un angle peu habituel. «Autrement dit, la métaphore est prise comme un poème en miniature, et on pose comme hypothèse de travail que, si l’on peut rendre compte de façon satisfaisante de ce qui est impliqué dans ces noyaux de signification poétique, il doit être possible également d’étendre la même explication à des entités plus vastes, telles que le poème entier» (p.121)

            Le problème que se pose Beardsley est celui de savoir comment on peut écarter le relativisme de la critique littéraire, comment savoir quelles significations potentielles doivent être attribuées à un poème et quelles significations doivent être exclues.

            Un rôle décisif est attribué, dans l’explication de la métaphore, à l’absurdité logique au niveau de la signification primaire, comme moyen de libérer la signification secondaire. «La métaphore n’est qu’une des tactiques relevant d’une stratégie générale: suggérer quelque chose d’autre que ce qui est affirmé». (p. 122).

            «Le point de départ est donc identique chez Richards, Max Black et Beardsley: la métaphore est un cas d’ ‘attribution’; elle requiert un ‘sujet’ et un ‘modificateur’ [Beardsley]; on reconnaît là une paire analogue au couple ‘teneur’- ‘véhicule’ [Richards] ou ‘foyer’- ‘cadre’ [Max Black]. Ce qui est nouveau, c’est l’accent mis sur la notion d’ ‘attribution logiquement vide’ et -parmi toutes les formes possibles d’une telle attribution- sur l’incompatibilité, c’est-à-dire sur l’attribution auto-contradictoire, l’attribution qui se détruit elle-même» (p.122).

            «Dans le cas de l’incompatibilité, le ‘modificateur’ désigne par ses significations primaires des caractéristiques incompatibles avec celles qui sont également désignées par le ‘sujet’ au niveau de ses significations primaires. L’incompatibilité est donc un conflit entre désignations au niveau primaire de la signification, qui contraint le lecteur à extraire de l’éventail entier de connotations les significations secondaires susceptibles de faire d’un énoncé qui se détruit lui-même une ‘attribution auto-contradictoire signifiante’» (p.123).

            «Lorsqu’une attribution est indirectement auto-contradictoire et que le modificateur comporte des connotations susceptibles d’être attribuées au sujet, l’attribution est une attribution métaphorique, une métaphore» (141, Beardsley)

            «C’est (...) le lecteur qui élabore (work out) les connotations du modificateur susceptibles de faire sens; à cet égard, c’est un trait significatif du langage vivant de pouvoir reporter toujours plus loin la frontière du non-sens (...)» (p. 123)

           

            1) 1er principe: principe de sélection: on ne retient, dans une métaphore, que la signification secondaire (connotation) susceptible de survivre dans le contexte total

            2) 2e principe: principe de plénitude. «Toutes les connotations qui peuvent ‘aller avec’ le reste du contexte doivent être attribuées au poème: celui-ci ‘signifie tout ce qu’il peut signifier’ (144)» (p.124).

            «Ces deux principes suffisent-ils à exorciser le fantôme du relativisme? Si l’on compare la lecture à l’exécution d’une partition musicale, on peut dire que la logique de l’explication enseigne à donner au poème une exécution correcte, bien que toute exécution soit singulière et individuelle. Si l’on ne perd pas de vue que le principe de plénitude complète le principe de congruence, et que la complexité corrige la cohérence, on admettra que le principe d’économie qui préside à cette logique ne se borne pas à exclure des impossibilités; il invite aussi à ‘maximaliser’ le sens, c’est-à-dire à tirer du poème autant de signification que possible; la seule chose que cette logique doit faire, c’est de maintenir une distinction entre tirer le sens du poème et l’y mettre de force» (p.124)

            «Il n’y a pas de métaphore dans le dictionnaire, il n’en existe que dans le discours; en ce sens, l’attribution métaphorique révèle mieux que tout autre emploi du langage ce que c’est qu’une parole vivante (...) De cette manière, la théorie de Beardsley s’applique directement à la métaphore d’invention.» (p.125).

            Dans un autre ouvrage (The Metaphorical Twist, mars 1962 in Philosophy and Phenomenological Research), Beardsley accentue le caractère construit du sens métaphorique: notion de ‘gamme potentielle de connotations’. Critique de Ricoeur: «les métaphores d’invention ne sont-elles pas plutôt celles qui ajoutent à ce trésor de lieux communs, à cette gamme de connotations? Il ne suffit donc pas de dire que, à un moment donné de l’histoire d’un mot, toutes ses propriétés n’ont peut-être pas encore été employées et qu’il y a des connotations non reconnues des mots, il faut dire qu’il y a peut-être, ‘pointant dans la nature des choses en vue de leur actualisation, des connotations qui attendent d’être capturées par le mot...autant que quelques parties de sa signification dans quelque contexte futur (300)» (p. 125)

La première fois qu’une métaphore est construite, le modificateur reçoit une connotation qu’il n’avait pas jusque-là. La métaphore ne se bornerait pas à actualiser une connotation potentielle, mais elle l’ «établirait en tant que membre de la gamme des connotations» (300).

            «Ainsi la métaphore ne se borne pas à porter au premier plan de la signification des connotations latentes; elle met en jeu des propriétés qui n’étaient pas jusqu’alors signifiées» (303).

            La théorie de Beardsley bute sur la question de savoir d’où viennent les significations secondes dans l’attribution métaphorique. «Suffit-il d’ajouter à cette gamme potentielle de connotations, comme le fait Beardsley dans la ‘théorie révisée de la controversion’, la gamme de propriétés qui n’appartiennent pas encore à la gamme de connotations de notre langage? A première vue, cette addition améliore la théorie; mais parler de propriétés de choses ou d’objets qui n’auraient pas encore été signifiées, c’est admettre que la signification neuve émergente n’est tirée de nulle part, du moins dans le langage (la propriété est une implication de choses et non une implication de mots). Dire qu’une métaphore neuve n’est tirée de nulle part, c’est la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une création momentanée du langage, une innovation sémantique qui n’a pas de statut dans le langage en tant que du déjà établi, ni au titre de la désignation, ni au titre de la connotation» (p.126). Point sur lequel Ricoeur n’est pas d’accord:

            «Une seule réponse demeure possible: il faut prendre le point de vue de l’auditeur ou du lecteur, et traiter la nouveauté d’une signification émergente comme l’œuvre instantanée du lecteur. [ce qui comporte une part de subjectivité, avouons-le]. Si nous ne prenons pas ce chemin, nous ne nous débarrassons pas vraiment de la théorie de la substitution; au lieu de substituer à l’expression métaphorique, avec la rhétorique classique, une signification littérale, restituée par la paraphrase, nous lui substituons, avec Max Black et Beardsley, le système des connotations et des lieux communs; je préfère dire que l’essentiel de l’attribution métaphorique consiste dans la construction du réseau d’interactions qui fait de tel contexte un contexte actuel et unique. La métaphore est alors un événement sémantique qui se produit au point d’intersection entre plusieurs champs sémantiques. Cette construction est le moyen par lequel tous les mots pris ensemble reçoivent un sens. Alors, et alors seulement, la torsion métaphorique est à la fois un événement et une signification, un événement signifiant, une signification émergente créée par le langage» (p.127)

            -Intérêt d’une théorie proprement sémantique de la métaphore:

            «Dans l’énoncé métaphorique (nous ne parlerons donc plus de métaphore comme mot, mais de métaphore comme phrase), l’action contextuelle crée une nouvelle signification qui a bien le statut de l’événement, puisqu’elle existe seulement dans ce contexte-ci. Mais, en même temps, on peut l’identifier comme la même, puisque sa construction peut être répétée; ainsi, l’innovation d’une signification émergente peut être tenue pour une création linguistique. Si elle peut être adoptée par une partie influente de la communauté linguistique, elle peut à son tour devenir une signification usuelle et s’ajouter à la polysémie des entités lexicales, contribuant ainsi à l’histoire du langage comme langue, code ou système. Mais à ce stade ultime, lorsque l’effet de sens que nous appelons métaphore a rejoint le changement de sens qui augmente la polysémie, la métaphore n’est déjà plus métaphore vive, mais métaphore morte. Seules les métaphores authentiques, c’est-à-dire les métaphores vives, sont en même temps événement et sens» (p.127)

            De même, l’action contextuelle implique la 2e polarité: identification singulière / prédication générale.

           

IVème étude: La métaphore et la sémantique du mot

           

            1) Monisme du signe et primat du mot

           

            a) Les travaux francophones sur la métaphore, dans le cadre de la ‘nouvelle rhétorique’ (issus de la sémantique des linguistes), sont très techniques, mais l’hypothèse de base est semblable à celle de la rhétorique classique: la métaphore, c’est la figure en un seul mot [écarts / réductions d’écarts: théorie de la substitution: monisme sémiotique auquel se subordonne la sémantique du mot]. Deux grandes tendances: monisme du signe, primat du mot en sémantique.

            «La nouvelle rhétorique est l’héritière d’une conception du langage qui s’est peu à peu renforcée au cours d’un demi-siècle, sous l’influence principalement du Cours de linguistique générale de F. de Saussure, selon lequel les unités caractéristiques des divers niveaux d’organisation du langage sont homogènes et relèvent d’une unique science, la science des signes ou sémiotique» (p. 130).

           

            Les travaux anglophones sur la métaphore (issus de la logique propositionnelle), se situent au niveau de la phrase; [cadre de la prédication: théorie de l’interaction: dualisme du sémiotique et du sémantique].

            Ils sont influencés par une théorie du langage proche de celle de Benveniste «pour qui le langage repose sur deux sortes d’unités, les unités de discours ou phrases, et les unités de langue ou signes» (p.130).

            «F. de Saussure introduit, comme on le dira plus loin, une crise méthodologique à l’intérieur d’une discipline dont la définition le précède et lui survit. Le cadre privilégié de cette crise méthodologique demeure le mot. C’est au seul bénéfice du mot que sont instituées les grandes dichotomies qui commandent le Cours: dichotomie du signifiant et du signifié, de la synchronie et de la diachronie, de la forme et de la substance» (p.132).

           

            2) Logique et linguistique de la dénomination

           

            Hedwig Konrad, Etude sur la métaphore, Paris, 1939.

            La métaphore est une modalité de la dénomination (présupposés logico-linguistiques): la valeur normale de la signification est égale à celle du concept.

            «La première fonction du concept est de reconnaître la nature individuelle de l’objet et non de constituer les attributs généraux. Cette fonction est particulièrement appropriée à fonder l’usage du substantif dans le langage, avant qu’il lui soit rapporté des qualités ou des actions par le moyen des adjectifs et des verbes. Il est capital pour la théorie de la métaphore que le discernement de la structure par rapport au contexte d’objets précède l’énumération des espèces et la recherche de l’extension. Les problèmes de classification sont ainsi nettement subordonnés aux problèmes de structure. Il est non moins important que le rôle du trait dominant ou de l’attribut principal soit lui même subordonné à l’acte de délimitation et d’enchaînement systématique des traits. Ainsi le concept n’est pas autre chose que le symbole de cet ordre fondamental, c’est-à-dire du système de rapports qui relient entre eux les éléments d’un objet particulier» (p.135).

            L’abstraction conceptuelle est donc mise en lumière de ce complexe d’éléments que le concept symbolise. Elle s’oppose à l’abstraction métaphorique.

            Konrad dira:

a) que la métaphore ne fait pas partie de l’emploi normal d’un mot (ce faisant, il identifie signification et concept, en évacuant le problème de la polysémie).

             b) que le problème de la métaphore est rattaché à celui de la délimitation des objets (problème de l’abstraction).

            1) La dénomination métaphorique ne consiste pas à apercevoir l’ordre d’une structure mais à oublier, à faire abstraction de plusieurs attributes que le terme métaphorisé évoque en nous dans son emploi normal. «Ainsi, appeler une file une ‘queue’, c’est négliger tous les traits conceptuels sauf la forme longue» (p.137). [abstraction].

            2) Par l’abstraction, le mot perd sa référence à un objet individuel pour acquérir une valeur générale (alors que le concept désignait un objet individuel) > généralisation métaphorique (le substantif métaphorisé ressemble à un nom d’attribut) [généralisation].

            3) le terme métaphorique devient le nom du porteur d’un attribut général et peut ainsi s’appliquer à tous les objets possédant la qualité générale exprimée (généralisation compensée par une concrétisation) [concrétisation].

            4) la métaphore fonctionne comme une sorte de classification. «En effet, l’attribut commun, produit de l’abstraction, fonde la similitude entre le sens transposé et le sens propre. Dès lors, ‘les deux membres d’une métaphore se comportent comme deux espèces jointes par la représentation d’un genre’ (91)». (p.138). [classification ].

            On peut résumer cette conception par la définition suivante: «La métaphore dénomme un objet à l’aide du représentant le plus typique d’un de ses attributs» (Konrad, p.106) (Ricoeur, p. 138).

            Il y a donc une disjonction entre la métaphore linguistique et la métaphore esthétique.

            La fonction de la métaphore esthétique , c’est de créer de l’illusion, en présentant le monde sous un aspect nouveau, par une attribution insolite.

            D’où, dans l’ouvrage de Konrad, deux fonctions de la métaphore:

            > fonction de dénomination, de délimitation

            > fonction esthétique, qui souligne un trait de l’objet pour donner de l’objet une impression nouvelle.

            Le problème que pose l’ouvrage de Konrad est de vouloir insérer la métaphore dans le cadre de la dénomination au lieu de celui de l’interaction, de l’application d’un prédicat. Une théorie logico-linguistique de la métaphore peut difficilement distinguer entre métaphore vive et métaphore usée.

           

            3) La métaphore comme ‘changement de sens’

           

            Stephen Ullmann, The principles of Semantics, Glascow, 1951

            Précis de sémantique française, Berne, 1952

            An Introduction to the Science of Meaning, Oxford, 1967

            Idée centrale de ces ouvrages: la métaphore opère un changement de signification (partie historique des traités).

            1) Choix du mot comme porteur du sens: «Le sémanticien est celui qui tient que les mots ont un hard core que les contextes ne modifient pas» (Ricoeur, p.144)

            2) Statut de la signification: Ullmann retient l’opposition: meaning = name (signifiant) + sense (signifié)          

            Meaning: relation réciproque et réversible entre name et sense.

            D’où la possibilité de composer soit des dictionnaires alphabétiques (name), soit des dictionnaires conceptuels (sense).

            -relation nom-sens: c’est rarement une relation de terme à terme (cas de la synonymie et de l’homonymie).

            -chaque nom et chaque sens ont un ‘champ associatif’: relations de contiguïté et de ressemblance.

            -en outre, à la valeur dénotative des mots s’ajoute leur ‘emotive overtones’ (valeurs expressives à l’égard des sentiments et des dispositions des locuteurs).

            3) caractères de la signification.

            -Phénomène-clé: la polysémie, qui est un caractère plus déterminé du phénomène général de l’imprécision lexicale.

            -Phénomène de la synonymie: «les mots ne sont pas seulement distincts les uns des autres, c’est-à-dire définis par leur seule opposition à d’autres mots, comme les phonèmes le sont dans un système phonologique: ils empiètent l’un sur l’autre» (p.147).

            «C’est sur ce fond de sémantique ‘descriptive’ (synchronique au sens saussurien) qu’Ullmann place son étude des changements de sens dont la métaphore est une espèce» (p.148).

            Ullmann dira donc que la métaphore relève de la ‘sémantique historique’ (changement de sens), même si celle-ci est étudiée sous l’angle synchronique.

            Le caractère cumulatif du sens des mots permet les changements de sens.

            On peut distinguer 4 cas de figure:

            a) association par contiguïté (niveau du nom).

            b) association par ressemblance (niveau du nom).

            c) association par contiguïté (niveau du sens) [métonymie].

            d) association par ressemblance (niveau du sens) [métaphore].

           

            Les problèmes que soulève cette théorie tiennent au fait qu’Ullmann opère un mariage de la sémantique et de la rhétorique avec la psychologie (associations), qui prête à confusion; d’autre part, l’ancrage de la métaphore dans le mot, que décrivent ces traités, ne permet pas de saisir l’opération prédicative qui est à l’œuvre dans cette figure de style.

           

4) La métaphore et les postulats saussuriens.

 

Ricoeur évoque tout d’abord la crise méthodologique que le Cours a ouverte au sein du programme de la sémantique du mot:

«La crise est en effet à double sens: d’une part, le Cours tranchait des confusions et des équivoques par une action essentiellement simplificatrice et purificatrice; d’autre part, par les dichotomies qu’il instituait, il laissait un héritage de perplexités, perplexités pour lesquelles le problème de la métaphore, même confiné à la sémantique lexicale, reste, après Saussure, une bonne pierre de touche; la métaphore, en effet, se tient sur la plupart des fractures instituées par Saussure et révèle à quel point ces dichotomies constituent aujourd’hui des antinomies à réduire ou à médiatiser» (p.155).

 

1) 1ère dichotomie: langue / parole

«Ainsi, pour Saussure, la coupure entre langue et parole faisait de la langue un objet homogène tout entier contenu dans une seule science, les deux faces du signe -le signifiant et le signifié- tombant du même côté de la coupure (25). Mais cette dichotomie créait autant de problèmes qu’elle en résolvait; dans sa synthèse de la linguistique moderne Roman Jakobson observe: ‘Bien que ce point de vue limitatif ait encore ses tenants, la séparation absolue des deux aspects aboutit en fait à la reconnaissance de deux relations hiérarchiques différentes: une analyse du code tenant dûment compte des messages, et vice versa. Sans confronter le code avec les messages, il est impossible de se faire une idée du pouvoir créateur du langage.’ (R. Jakobson, ‘La linguistique’, in Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, chap. VI, Paris -La Haye, Mouton-Unesco, 1970, p. 550) S’ajoutant aux exemples d’échanges entre code et message que Jakobson propose (rôle des sous-codes librement choisis par le sujet parlant en fonction de la situation de communication, constitution de codes personnels soutenant l’identité du sujet parlant, etc.), la métaphore constitue un magnifique exemple d’échange entre code et message» (pp.155-156).

(La métaphore, en tant que changement de sens, est à classer dans la parole, réalisation concrète de la langue; il s’agit d’un changement individuel. D’autre part, la métaphore prend appui sur la polysémie, qui est un caractère du code. Quand la métaphore s’use, elle s’ajoute en effet à la polysémie.).

«Le circuit est alors bouclé entre langue et parole. ce circuit peut se décrire ainsi: polysémie initiale égale langue; métaphore vive égale parole; métaphore d’usage égale retour de la parole à la langue; polysémie ultérieure égale langue. Ce circuit illustre parfaitement l’impossibilité de s’en tenir à la dichotomie saussurienne» (p. 156).

           

            2) dichotomie synchronie / diachronie

           

            La métaphore échappe également à cette seconde dichotomie:

           

«Un phénomène comme la métaphore a des aspects systématiques et des aspects historiques; pour un mot, avoir plus d’un sens est, strictement parler, un fait de synchronie; c’est maintenant, dans le code, qu’il signifie plusieurs choses; il faut donc mettre la polysémie du côté de la synchronie; mais le changement de sens qui ajoute à la polysémie et qui, dans le passé, avait contribué à constituer la polysémie actuelle, est un fait diachronique; la métaphore, en tant qu’innovation, est donc à mettre parmi les changements de sens, donc parmi les faits diachroniques; mais en tant qu’écart accepté elle s’aligne sur la polysémie, donc au plan synchronique. Le mot semble bien être au carrefour des deux ordres de considération, par son aptitude à acquérir de nouvelles significations et à les retenir sans perdre les anciennes; ce procès cumulatif, par son caractère double, semble appeler un point de vue panchronique» (Ricoeur, La métaphore vive, p.157).

S. Ulmann: «Le vocabulaire n’est pas rigidement systématisé comme le sont les phonèmes et les formes grammaticales: on peut y ajouter à tout moment un nombre illimité d’éléments toujours nouveaux, des mots aussi bien que des sens» (Précis de sémantique française, p.242).

 

3) dichotomie signifiant / signifié (immanente au sens) versus relation externe: signe / chose.

Saussure préconisait une opposition signifiant-signifié, qui implique une relation purement immanente au sens, alors qu’il répudiait la relation externe signe-chose. Le signe linguistique, en effet, pour le linguiste genevois, unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique.

«Cette coupure a été adoptée par tous les linguistes post-saussuriens. Mais elle engendre aussi une aporie. Car le discours, par sa fonction de référence, met bel et bien les signes en rapport avec les choses; la dénotation est une relation signe-chose, alors que la signification est une relation signifiant-signifié. Il en résulte une ambiguïté de la notion même de sens; en tant que signifié saussurien, le sens n’est rien d’autre que la contrepartie du signifiant, découpé en même temps que lui par le même de trait de ciseaux dans la feuille à double face; par rapport à la réalité dénotée, le sens reste le médiateur entre les mots et les choses, c’est-à-dire ce par quoi les mots se rapportent aux choses: vox significat mediantibus conceptis. Cette cassure passe à travers la sémantique, au sens large, et départage la sémantique des linguistes d’origine saussurienne de celle des philosophes comme Carnap, Wittgenstein, etc., pour qui la sémantique est fondamentalement l’analyse des rapports entre les signes et les choses dénotées» (p.159)

«Il devient très difficile, sinon impossible, de rendre compte de la fonction dénotative du langage dans le cadre d’une théorie du signe qui ne connaît que la différence interne du signifiant et du signifié, alors que cette fonction dénotative ne fait aucunement difficulté dans une conception du langage qui distingue dès le départ les signes et le discours et qui définit le discours, à l’inverse du signe, par son rapport à la réalité extra-linguistique; c’est pourquoi la sémantique des philosophes anglo-saxons, qui est une sémantique du discours, est d’emblée sur le terrain de la dénotation, même lorsqu’elle traite des mots; car, pour elle, les mots sont, en tant que parties du discours, également porteurs d’une partie de la dénotation» (pp.159-160). C’est au sein du discours que la polysémie est criblée.

S. Ulmann: «C’est le contexte, verbal et non verbal, qui rendra possibles les déviations, l’emploi d’acceptions insolites» (Précis de sémantique française, p. 243).

Et Ricoeur poursuit:

«Pour définir les acceptions diverses d’un même mot, soit usuelles, soit insolites, il faut bien recourir à leur emploi contextuel; les diverses acceptions d’un mot ne sont plus alors que les variantes contextuelles que l’on peut classer selon les familles d’occurrence. Dès que l’on s’engage dans cette voie, il apparaît très vite que les classes de ces variantes conceptuelles sont tributaires des différentes possibilités d’analyser les objets, c’est-à-dire les choses ou les représentations de choses; comme la Rhétorique générale l’admettra volontiers [groupe Mu], l’analyse matérielle des objets en leur parties et l’analyse rationnelle des concepts en leurs éléments font appel l’une et l’autre à des modèles de description de l’univers des représentations. Ainsi la considération de la dénotation interfère nécessairement avec celle des purs signifiés pour rendre compte des classes sous lesquelles se rangent les variantes polysémiques d’un même mot, dès l’instant où on les caractérise comme significations contextuelles. L’adjectif ‘contextuel’ réintroduit le discours et avec lui la visée dénotative du langage» (p. 160).

La métaphore, en tant que changement de sens, a donc des implications pour toutes ces dichotomies saussuriennes. «Une innovation sémantique est une manière de répondre de façon créatrice à une question posée par les choses; dans une certaine situation de discours, dans un milieu social donné et à un moment précis, quelque chose demande à être dit qui exige un travail de parole, un travail de la parole sur la langue, qui affronte les mots et les choses. Finalement, l’enjeu est une nouvelle description de l’univers des représentations» (p. 161).

 

5) Le jeu du sens: entre la phrase et le mot

 

S’il s’avérait que l’on peut jeter un pont entre sémantique de phrase et sémantique du mot, entre métaphore-substitution et métaphore-interaction, alors «le lieu véritable de la métaphore dans la théorie du discours commencerait à se dessiner, entre la phrase et le mot, entre la prédication et la dénomination» (p. 161).

 

On peut relever 3 indices signalant ce point de suture:

 

a) 1er indice: aspects non systématiques du système lexical:

 

1) Point de vue quantitatif

 

            «Au point de vue quantitatif déjà, le code lexical présente des traits qui le distinguent fortement aussi bien du code phonomogique (45 000 mots dans l’Oxford Dictionary contre 44 ou 45 phonèmes !) que du système grammatical (même si l’on inclut dans celui-ci la morphologie lexicale: suffixes, préfixes, flexions, dérivations, composition, etc.). La mémoire individuelle n’est certes pas à la mesure du code et le plan lexical n’a pas besoin d’être dominé du regard par une conscience singulière pour fonctionner.(...) Si l’on ajoute que le code lexical est tel qu’il est possible de lui ajouter de nouvelles entités sans l’altérer profondément, cette absence de clôture donne à penser que la structure du vocabulaire consiste en un ‘agrégat lâche d’un nombre infiniment plus large d’unités’ [Ulmann, Semantics, 195] que les autres systèmes» (pp. 161-162).

           

2) Les champs sémantiques.

 

En s’appuyant sur l’ouvrage de J. Trier, Ricoeur évoque ici des segments déterminés du code lexical: «ces secteurs présentent des degrés d’organisation très variables; quelques-uns présentent une répartition de sens telle que chaque élément délimite exactement ses voisins et est déterminé par eux, comme dans une mosaïque: les noms de couleur, les termes de parenté, les grades militaires et quelques ensembles d’idées abstraites comme la trilogie Weisheit, Kunst, List du Moyen Haut allemand , vers 1200, étudiée par Trier [cf. Ulmann, Semantics, p.248]; d’autres secteurs sont beaucoup moins ordonnés: ce sont plutôt des configurations inachevées, aux contours à demi dessinés (S. Ulmann reprend ici à Entswistle cette expression de ‘incomplete patterns’ et de ‘half-finished designs’) où l’empiètement l’emporte sur la délimitation».(p. 162).

 

3) Les mots isolés

           

La relation entre synonymie et polysémie dans la langue nous permet d’entrevoir une texture ouverte des mots isolés (tout comme dans le cas du plan d’ensemble du lexique et dans celui des champs sémantiques).

            «Le caractère vague du mot, l’indécision de ses frontières, le jeu combiné de la polysémie qui dissémine le sens du mot et de la synonymie qui discrimine la polysémie, et surtout le pouvoir cumulatif du mot qui lui permet d’acquérir un sens nouveau sans perdre les sens précédents -tous ces traits invitent à dire que le vocabulaire d’une langue est une ‘structure instable dans laquelle les mots individuels peuvent acquérir et perdre des significations avec une extrême facilité’ [Ulmann, op.cit;, p.195]. Cette structure instable fait que la signification est ‘de tous les éléments linguistiques ... celui qui probablement offre le moins de résistance au changement’[ibid. p. 193]». (Ricoeur, pp.162-163).

Le langage n’est en fait «ni systématique, ni complètement non systématique» [S. Ullmann, Semantics, p. 195]. «C’est bien pourquoi il est à la merci, non seulement du changement en général, mais de causes non linguistiques de changement, qui empêchent, entre autres effets, la lexicologie de s’établir sur la base d’une entière autonomie: l’apparition d’objets naturels ou culturels nouveaux dans le champ de la dénomination, le dépôt des croyances dans les mots témoins, la projection des idéaux sociaux dans des mots emblématiques, le renforcement ou la levée des tabous linguistiques, la domination politique et culturelle d’un groupe linguistique, d’une classe sociale ou d’un milieu culturel, toutes ces causes font que le langage, du moins au plan de la sémantique du mot que nos auteurs ont choisie, est à la merci de forces sociales dont l’efficacité souligne le caractère non systématique du système» (Ricoeur, p.163).

 

b) 2e indice: caractères proprement contextuels du mot: le fonctionnement prédicatif du langage est imprimé dans le mot lui-même:

 

1) «D’abord la délimitation du mot ne peut se faire sans référence à son éventuelle occurrence comme énonciation complète; appeler le mot ‘forme libre minimale’ (Bloomfield), c’est le référer inéluctablement à la phrase, modèle de la forme libre; est libre la forme qui peut constituer une énonciation complète (Etes-vous heureux? -Très !)» (p.163-164)

2) Dans de nombreuses langues, le mot contient, au sein même du périmètre qui est le sien, la marque correspondant à sa classe de discours (nom, verbe,...). Tel qu’on le trouve dans le dictionnaire, le mot comporte en lui-même le trait signalant sa classe grammaticale: le mot est en effet défini à la fois par un noyau sémantique et par l’appartenance à une classe. Autrement dit, le mot est grammaticalement déterminé.

 

3) La distinction entre mots syncatégorématiques (déterminant l’extension du sujet: par exemple: le mot ‘tous; ou modifiant le prédicat: par exemple, les négations, ou les modaux) et mots catégorématiques (dépendant du niveau de la proposition) ne peut se faire sans référence à la fonction du mot dans le discours.

 

L’idée que la signification se réduit au contexte est typique de la réflexion anglo-saxonne, cf . G. Ryle, «Ordinary language», The Philosophical Review, LXII, 1953:

«La signification d’un mot est son emploi, c’est-à-dire son emploi dans la phrase; mais la phrase n’a pas d’emploi: elle se borne à dire».

 

Pourtant, le mot a parallèlement une autonomie sémantique:

«(...) je peux dire comment s’appelle une chose et chercher un équivalent à son nom dans une langue étrangère; je peux prononcer les mots clés de la tribu; je peux désigner les entités dominantes de tel ou tel code moral, les concepts-maîtres de telle ou telle philosophie; je peux m’exercer à nommer avec exactitude les nuances qualitatives des émotions et des sentiments; je peux définir un mot par d’autres mots; et, pour classer, je dois définir genres, espèces et sous-espèces, c’est-à-dire encore les nommer; bref, nommer est un ‘jeu de langage’ important qui justifie pleinement la construction des dictionnaires et autorise largement à définir la signification par la relation réciproque entre nom et sens» (p.165).

[Cette idées semble globalement juste, quoique les meilleurs dictionnaires soient précisément ceux qui s’appuient sur des exemples phrastiques].

«Considère-t-on ce jeu de nommer en lui-même? Le contexte reparaît dans le périmètre même du mot: ce que nous appelons les acceptions diverses d’un mot sont des classes contextuelles, qui émergent des contextes eux-mêmes au terme d’une patiente comparaison d’échantillons d’emplois. C’est donc en tant que valeurs contextuelles typiques que les multiples sens d’un mot peuvent être identifiés» (p. 165).

La définition du mot apparaît donc au croisement entre parole (signification dans le discours: définition contextuelle) et langue (signification dans la langue: définition référentielle).

 

c) 3e indice: fonctionnement effectif et actuel du mot dans le discours

 

Pris isolément, le mot n’a qu’une signification potentielle. La signification actuelle n’apparaît que dans une phrase donnée.

La fonction référentielle se répartit entre les mots de la phrase.

 

L’entité lexicale repérable est le lexème (= signification potentielle du mot) plus que le mot. Le mot réel, lui, est inséparable de sa fonction propositionnelle.

«On est ainsi amené à se représenter le discours comme un jeu réciproque entre le mot et la phrase: le mot préserve le capital sémantique constitué par ces valeurs contextuelles sédimentées dans son aire sémantique; ce qu’il apporte dans la phrase, c’est un potentiel de sens; ce potentiel n’est pas informe: il y a une identité du mot» (p. 167). En effet, la polysémie n’est pas l’homonymie.

(...) «dans le jeu du mot et de la phrase, l’initiative du sens, si l’on peut dire, passe à nouveau du côté de la phrase. Le passage du sens potentiel au sens actuel d’un mot requiert la médiation d’une phrase nouvelle, de même que le sens potentiel est issu de la sédimentation et de l’institutionnalisation des valeurs contextuelles antérieures. Ce trait est si important que Roman Jakobson n’hésite pas à faire de la ‘sensibilité au contexte’ un critère des langues naturelles par opposition aux langues artificielles, conjointement avec les deux autres critères de la plurivocité et de la mutabilité du sens» (p.167).

[Cf. également La Linguistique, in Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, Paris-La Haye, 1970, p.508].

«Cette action du contexte -phrase, discours, œuvre, situation de discours-, comme réduction de polysémie, est la clé du problème qui a mis en mouvement toute cette étude» (p. 168).

«Ce qui se passe dans un énoncé métaphorique se comprend parfaitement à la lumière du phénomène antérieur. S’il est vrai que la métaphore ajoute à la polysémie, le fonctionnement du discours que la métaphore met en jeu est l’inverse de celui que nous venons de décrire. Pour faire sens, il fallait tout à l’heure éliminer du potentiel sémantique du mot considéré toutes les acceptions sauf une, celle qui est compatible avec le sens, lui même convenablement réduit, des autres mots de la phrase. Dans le cas de la métaphore, aucune des acceptions déjà codifiées ne convient; il faut alors retenir toutes les acceptions admises plus une, celle qui sauvera le sens de l’énoncé entier» (p. 168).

La théorie de la métaphore-mot et celle de la métaphore-énoncé se complètent.

«La théorie de la métaphore-énoncé renvoie à la métaphore-mot par un trait essentiel que la précdente étude a mise en relief et qu’on peut appeler la focalisation sur le mot, pour rappeler la distinction proposée par Max Black entre ‘foyer’ et ‘cadre’.» (p. 169).

«De diverses manières, par conséquent, la dynamique de la métaphore-énoncé se condense ou se cristallise dans un effet de sens qui a pour foyer le mot.

Mais la réciproque n’est pas moins vraie. Les changements de sens dont la sémantique du mot tente de rendre compte exigent la médiation d’une énonciation complète. A la focalisation de l’énoncé par le mot répond la contextualisation du mot par l’énoncé» (p. 169).

Dans le cas de la métaphore, «les mots ne changent de sens que parce que le discours doit faire face à la menace d’une inconsistance au niveau proprement prédicatif et ne rétablit son intelligibilité qu’au prix de ce qui apparaît, dans le cadre d’une sémantique du mot, comme une innovation sémantique» (p.170).

La métaphore est donc l’«‘application’ d’un prédicat étrange à un sujet qui par là apparaît lui-même sous un jour nouveau» (p.170).

«De même que la métaphore-énoncé a pour ‘foyer’ un mot en mutation de sens, le changement de sens du mot a pour ‘cadre’ une énonciation complète en tension de sens.(...) La métaphore est l’issue d’un débat entre prédication et dénomination; son lieu dans le langage est entre les mots et les phrases» (p.171).

 

Vème étude: La métaphore et la nouvelle rhétorique

 

La Nouvelle Rhétorique est un courant de pensée qui a renouvelé l’entreprise taxinomique de la rhétorique classique, et a fondé les espèces classées sur les formes d’opérations établies à tous les niveaux d’articulation du langage.

Elle dépend d’une sémantique radicalement structurale (saussurianisme poussé à ses limites et dégagé de toute implication psychologique ou sociologique). Elle repose sur le postulat de l’appartenance de la métaphore à la sémantique du mot. Cette sémantique du mot est en outre encadrée dans une sémiotique aux unités négatives et différentielles immanentes au langage.

Tout comme les linguistes de l’école de Prague ont pu dégager les traits pertinents du signifiant (Troubetzcoy), d’autres chercheurs ont également décomposé le signifié en sèmes (Prieto, Greimas). «Du même coup, il devient possible de définir non seulement des entités de niveau sémique, mais aussi des opérations de niveau purement sémique: principalement des oppositions binaires, grâce auxquelles on peut représenter les collections de sèmes comme une hiérarchie de disjonctions qui donnent la forme d’un ‘arbre’ ou d’un ‘graphe’ à tous les répertoires que la langue offre au niveau proprement linguistique, c’est-à-dire celui où les locuteurs s’expriment, signifient et communiquent» (pp. 174-175).

Dans la nouvelle rhétorique, le trope reste une figure de mot, comme dans l’ancienne rhétorique, mais il est encadré par un concept plus général: celui d’écart, trait pertinent de la figure.

«L’écart est la définition même que Charles Bruneau, reprenant Valéry, donnait du fait de style...[le style] est un écart par rapport à une norme, donc une faute, mais, disait encore Bruneau, une faute voulue» (Jean Cohen, Structure du langage poétique, Flammarion, 1966, p. 13).

 

1) Ecart et degré rhétorique zéro

 

Quel est le langage non marqué du point de vue rhétorique auquel s’oppose la métaphore?

D’après Dumarsais, ce serait le sens étymologique (ce qui conduit à identifier les figures avec la polysémie).

Pour Fontanier, c’est le sens propre ou la valeur d’usage (ce qui pose un problème, puisque le langage neutre n’existe pas, comme nous le verrons).

On a proposé 3 réponses à ce problème.

 

a) pour G. Genette, l’opposition du figuré et du non-figuré est celle d’un langage réel à un langage virtuel: le témoin du renvoi de l’un à l’autre est la conscience du locuteur (cf. l’article intitulé ‘Figures’ in «Figures I», Genette); «l’écart est entre ce que le poète a pensé et ce qu’il a écrit, entre le sens et la lettre; malheureusement, l’auteur identifie la détection de ce sens virtuel à l’idée que toute figure est traduisible, donc à la théorie de la substitution; ce que le poète a pensé peut toujours être rétabli par une autre pensée qui traduit l’expression figurée en expression non figurée. (...) le mot réel est mis pour un mot absent, mais restituable par traduction» (p. 179):

«Toute figure est traduisible et porte sa traduction visible en transparence, comme un filigrane, ou un palimpseste, sous son texte apparent. La rhétorique est liée à cette duplicité du langage» (Genette, op. cit., p. 211) Cf. l’aphorisme de Pascal cité en exergue dans l’étude de Genette: ‘Figure porte absence et présence’.

La critique de Ricoeur tient précisément à ce que le texte littéraire est, par définition, non traduisible. «On peut, il est vrai, sauver la thèse en disant, avec Gérard Genette lui-même, que la figure est traduisible quant au sens et intraduisible quant à la signification, c’est-à-dire quant au surcroît que la figure comporte, et renvoyer à une autre théorie, non plus de la dénotation , mais de la connotation, l’étude de ce surcroît» (p. 179).

En fait, écart et traduction implicite (= substitution) sont deux postulats qui doivent être dissociés. La figure s’oppose en réalité à une interprétation littérale de la phrase entière et non pas à un mot absent: c’est pourquoi elle comporte un ‘sens métaphorique’.

«L’idée demeure, parce qu’elle est profondément juste, que le langage figuré demande à être opposé à un langage non figuré, purement virtuel. Mais ce langage virtuel n’est pas restituable par une traduction au niveau des mots, mais par une interprétation au niveau de la phrase» (p.180).

 

b) Jean Cohen (op. cit.) choisit comme point de repère non pas le degré zéro absolu, mais un degré zéro relatif, «c’est-à-dire, celui des usages du langage qui serait le moins marqué du point de vue rhétorique, donc le moins figuré. Ce langage existe, c’est le langage scientifique» (Ricoeur, p. 180).

Les avantages de ce point de vue tiennent à plusieurs éléments. Tout d’abord, c’est une référence objective; ensuite, on montre qu’il n’y a pas d’écart sans équivalence sémantique; enfin, on introduit la valeur statistique dans la notion d’écart.

Mais cette position entraîne aussi quelques problèmes: en effet, la prose scientifique représente déjà un écart. J. Cohen dira que la prose scientifique tend vers le degré zéro, dans la mesure où elle seule est vraiment traductible.

[On pourrait résoudre le problème en définissant le degré zéro de chaque genre littéraire: de ce point de vue, la prose scientifique serait, dans son propre genre, susceptible d’être définie en fonction d’un degré zéro. Mais le problème resterait entier dans un cas comme celui de la poésie: quel serait le degré zéro d’un texte poétique?].

«la prose absolue, c’est la substance du contenu, la signification qui assure l’équivalence entre un message dans la langue d’arrivée et un message dans la langue de départ. Le degré zéro, c’est la signification définie par l’identité d’information (16)» (p. 181)

Mais la traduction absolue représente en fait une limite idéale, jamais atteinte.

[La prétention de J. Cohen de faire de l’esthétique une science exacte, mesurable et quantifiable, n’est-elle pas criticable? Ne prétend-il pas en fait mesurer le ‘taux de poésie’ d’un poème donné (Cohen, p.15)?]

Voici une autre critique de Cohen par Ricoeur: la tension entre les deux interprétations (poétique / neutre) n’est pas immanente à l’énoncé lui-même. Pour qu’elle le soit, «il faut dire de l’interprétation littérale ce que Gérard Genette dit de la traduction, à savoir que la figure la porte ‘visible en transparence, comme un filigrane ou un palimpseste, sous son texte apparent’ (211). Une théorie du langage ne doit pas perdre l’idée précieuse de cette ‘duplicité du langage’ (211)» (Ricoeur, p. 182).

La contribution la plus importante de Jean Cohen est sans doute dans le rapport entre ‘écart’ et ‘réduction d’écart’. «(...) or ce rapport est intérieur à l’énoncé poétique et renvoie par conséquent, lui aussi, à une comparaison entre un niveau réel et un niveau virtuel de lecture au sein de l’énoncé poétique lui-même» (Ricoeur, p.182).

 

c) Autre solution: tenir le dégré rhétorique zéro pour une construction de métalangage.

 

«Ni virtuel au sens de Genette, ni réel au sens de Cohen, mais construit» (p.182). C’est le parti adopté par le groupe Mu (Rhétorique générale, Paris, 1970).

Le dernier état de la décomposition, du son (traits distinctifs) comme du sens (sèmes), est infralinguistique. D’où la nécessité de déplacer l’analyse au plan sémique. Le virtuel de Genette n’est pas à relier à une conscience du locuteur, mais à une construction de linguiste: ‘Le degré zéro n’est pas contenu dans le langage tel qu’il nous est donné’ (Groupe Mu, 35). ‘Le degré zéro serait alors un discours ramené à ses sèmes essentiels’ (Groupe Mu, 36).

Dans le discours figuré, il y a donc deux parties:

-la base, non modifiée (structure syntagmatique)

-celle qui a subi des écarts rhétoriques, entretenant un rapport systématique avec son degré zéro, d’où la possibilité d’y discerner des invariants (structure paradigmatique, qui comprend à la fois le degré zéro et le degré figuré).

«‘Au sens rhétorique nous entendrons l’écart comme altération ressentie du degré zéro’ (41)» (Ricoeur, p. 183)

Etant donné que dans le discours, des sèmes latéraux, non essentiels, enrobent les sèmes essentiels à la compréhension de l’information, il faut bien parler d’un degré zéro pratique, plutôt qu’absolu: celui qui peut être repéré dans le discours.

La critique que formule Ricoeur à l’encontre de cette position du greoupe Mu est la suivante: la caractérisation de l’écart et de la réduction d’écart en termes de base et d’invariant ramène en fait inéluctablement au virtuel de l’interprétation de Genette.

 

2) L’espace de la figure

 

Les mots dont nous usons pour expliquer la métaphore sont eux-mêmes métaphoriques et font référence à l’espace: cf. écart, cf. epiphora chez Aristote.

Roman Jakobson («Closing Statements: Linguistics and Poetics», in Style in Language, New York, 1960), après avoir énuméré les 6 facteurs de la communication (destinateur, message, destinataire, contexte à verbaliser, code commun, contact physique ou psychique), définit la fonction poétique comme celle qui met l’accent sur le message pour son propre compte:

«Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie des signes et des objets».

[En effet, le signe n’est pas l’objet: il se fait donc remarquer comme signe; mais en même temps, il renvoie à l’objet et s’efface devant lui. Disons que le style insiste sur le côté opaque des signes, sur leur côté palpable, plutôt que sur leur côté transparent. Pourtant, cette opacité imite en même temps le référent. Elle n’est donc pas purement arbitraire. C’est tout le problème de l’image, qui, tout à la fois, est, et n’est pas, ce à quoi elle renvoie].

La fonction poétique altère, d’après Jakobson, le fonctionnement entre les deux axes du langage (syntagme / paradigme): «la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison; autrement dit, dans la fonction poétique, l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence; ainsi la récurrence des mêmes figures phoniques, les rimes, les parallèles et les autres procédés apparentés, induisent en quelque sorte une ressemblance sémantique» (p.186).

[Ces remarques, si souvent citées, sont intéressantes, mais elles valent surtout, à mon avis, pour un certain type de poésie, la poésie à parallélismes; ailleurs, ce principe me semble peu explicatif].

«On voit en quel sens nouveau la quasi-corporéité du message est interprétée: comme une adhérence du sens au son. Cette idée paraît d’abord opposée à celle de l’écart entre la lettre et le sens; mais, si l’on se souvient que ce sens est virtuel, on peut dire que dans la lettre du poème son et sens réel adhèrent l’un à l’autre pour faire figure selon le procédé décrit par Roman Jakobson» (p. 186).

La spatialité de l’écart ne se trouve plus donc entre son et contenu sémantique, mais entre le message et les choses: c’est la ‘dichotomie des signes et des objets’.

«la fonction aux dépens de laquelle se fait l’accentuation du message est la fonction référentielle. Parce que le message est centré sur lui-même, la fonction poétique l’emporte sur la fonction référentielle; la prose elle-même produit cet effet (I like Ike) dès lors que le message, au lieu d’être traversé par la visée qui le porte vers le contexte qu’il verbalise, se met à exister pour lui-même» (p. 186).

[Dans I like Ike, la phrase est en fait doublement référentielle: par son contenu (côté transparent su signe) et par ses sonorités (dédoublement ike-ike qui suggère la ressemblance entre l’aimé et l’aimant: côté opaque du signe). Le côté palpable du signe est donc lui-même au service d’une visée référentielle, et c’est ce que n’a pas vu Jakobson].

«La ‘conversion du message en une chose qui dure’ (239) est ce qui constitue la quasi-corporéité, suggérée par la métaphore de la figure» (p.187).

 

Todorov (Littérature et signification, Paris, 1967) déclare que la figure est ce qui fait paraître le discours en le rendant opaque:

‘Le discours qui nous fait simplement connaître la pensée est invisible et par là même inexistant.’ (Todorov, 102) Par contre, ‘L’existence des figures équivaut à l’existence du discours’ (Todorov, 102).

Ricoeur formule les réserves suivantes à l’encontre de la thèse de Todorov:

 

1) comment parler d’un ‘discours transparent’ qui serait sans forme (sans figure), puisqu’il laisserait tout de même visible la signification? En outre, la notion même de signification reste en suspens si l’on ne décrit pas le fonctionnement propre du discours-phrase au lieu de s’en tenir exclusivement au primat du mot.

2) «Ensuite, l’opacité du discours est trop vite identifiée à son absence de référence: en face du discours transparent, dit-on, ‘il y a le discours opaque qui est si bien couvert de dessins et de figures qu’il ne laisserait rien entrevoir derrière; ce serait un langage qui ne renvoie à aucune réalité, qui se satisfait en lui-même’ (102). On tranche du problème de la référence sans avoir fourni une théorie des rapports du sens et de la référence dans le discours-phrase. Il est parfaitement concevable que l’opacité des mots implique référence autre et non référence nulle (VIIe Etude)». (pp.187-188).

Pourtant, Ricoeur retiendra le point suivant de l’étude de Todorov: le fait que l’une des fonctions de la rhétorique soit de ‘nous faire prendre conscience de l’existence du discours’ (103).

[Cette thèse est d’ailleurs développée par G. Genette dans la dernière étude de son ouvrage Fiction et diction].

 

Il y a donc deux éléments qui définissent le style:

-la présence d’un écart entre le ‘signe’ et le ‘sens virtuel’ (que Genette (‘Figures’, in Figures I) appelle ‘espace virtuel du langage’).

-la présence d’un contour de la figure rhétorique, qui s’opposerait à l’absence de forme du langage virtuel (pour Genette). Le langage virtuel serait donc le degré zéro rhétorique.

«La métaphore de l’espace du discours est donc partiellement traduisible: sa traduction, c’est la théorie même de la dénotation; ce qui, en elle, est intraduisible, c’est son pouvoir de signaler une valeur affective, une dignité littéraire» (p.188).

[Georges Mounin traite ce point, dans les pages sur la connotation qui se trouvent dans son ouvrage sur les Problèmes théoriques de la traduction].

«Gérard Genette [in article ‘Figures’] oppose en ce sens la ‘surface’ de la forme rhétorique, ‘celle que délimitent les deux lignes du signifiant présent et du signifiant absent’ [= espace-dessin], à la simple forme linéaire du discours qui est ‘purement grammaticale’ [= espace-vide] (210)» (p.188).

«Faire montre de cette motivation, et ainsi ‘signifier la poésie’, telle est la fonction connotative de la figure» (pp.188-189). «Ainsi, la théorie des figures rejoint tout un courant de pensée pour qui la littérature se signifie elle-même; le code des connotations littéraires, à quoi se ramène la rhétorique des figures, est à joindre aux codes sous lesquels Roland Barthes place les ‘signes de la littérature’» (p.189).

Et voici la critique de la thèse de Genette, par Ricoeur:

En fait, il faudrait déjà interpréter ces considérations (le discours de Genette lui-même sur la spatialité de la littérature) comme une pratique autosignifiante, en disant que ces théories elles-mêmes connotent la ‘modernité’.

Le point retenu par Ricoeur est le suivant: «Ce qui me paraît acquis, c’est l’idée d’une opacité du discours centré sur lui-même, l’idée que les figures rendent visible le discours» (p.190).

Mais Ricoeur remet tout de même en cause les conséquences que certains pourraient tirer du point précédent et il récuse deux dérives dangereuses: d’une part, le fait que la suspension de la fonction référentielle abolisse toute référence, de l’autre, l’idée que la fonction de la littérature soit de se signifier elle-même.

Les risques encourus, en effet, si l’on cède à ces deux dérives, sont de quitter le niveau linguistique et rhétorique pour passer à l’ordre philosophique, de façon illégitime.

Ricoeur nie donc que le langage figuré se borne à signifier la poésie (surplus de sens générique) «c’est-à-dire [à signifier] la qualité particulière du discours qui porte la figure» (p.190).

«Si l’on voulait conserver la notion de connotation, il faudrait en tout cas la traiter de façon plus spécifique, selon le génie de chaque poème» (p.190) Et il ne suffit pas d’analyser cette qualité générique selon les qualités de chaque genre littéraire (épique, lyrique, etc.), les qualités distinctes (figures) classées par la rhétorique, etc., car ce serait là désigner simplement des types et des espèces. Il y a en fait des connotations singulières propres à un poème déterminé.

«C’est pourquoi la distinction dénotation-connotation doit être tenue pour entièrement problématique et liée à une présupposition, proprement positiviste, selon laquelle aurait seul pouvoir de dénoter le langage objectif de la prose scientifique. S’en écarter serait ne plus dénoter quoi que ce soit. Cette présupposition est un préjugé qui doit être interrogé en tant que tel» (pp.190-191).

[Certes, cette présupposition est un préjugé, mais elle l’est uniquement, à mon avis, dans la conception de Todorov et dans celle de Barthes. Dans la pensée de Genette, par exemple, du moins dans celle qui s’exprime dans Fiction et diction, la connotation ne s’oppose pas à la dénotation mais s’y ajoute. Cette façon de présenter les concepts de connotation et dénotation permet, à mon sens, de justifier cette dichotomie].

On ne peut limiter la figure à un surplus de sens relevant uniquement de la connotation (connotation de littérarité); cette conception est en fait solidaire de la conception substitutive de la métaphore (métaphore-mot). «Mais si la métaphore est un énoncé, il est possible que cet énoncé soit intraduisible, non pas seulement quant à sa connotation, mais quant à son sens même, donc quant à sa dénotation; il enseigne quelque chose, et ainsi il contribue à ouvrir et à découvrir un autre champ de réalité que le langage ordinaire» (p.191).

 

3) Ecart et réduction d’écart

 

«La figure est-elle seulement l’écart?» (p.191) Ricoeur présente une critériologie pour identifier un écart:

 

Le problème préalable est celui de la définition d’un degré rhétorique zéro par rapport auquel il y aurait écart.

a) Le premier critère serait celui de la déviation vers l’alogique.

Le problème serait alors de savoir comment définir le caractère logique du discours commun: comment rendre raison de la règle des infractions où l’usage vient limiter les possibilités de la logicité?

b) Deuxième critère: celui de la fréquence. L’écart serait du côté de ce qui est inhabituel. Le problème, c’est que le discours le plus rare est le discours sans figures. la conversation courante est en effet truffée de figures.

c) «Plus intéressante est la remarque des anciens et des classiques que les figures sont ce qui rend descriptible le discours en le faisant paraître sous des formes discernables. Nous avons évoqué plus haut que la figure est ce qui rend le discours perceptible. Ajoutons maintenant: ce qui le rend descriptible».

[De plus en plus, on s’aperçoit que le style ne peut être expliqué par l’écart, si ce n’est ponctuellement; la notion de ‘perceptibilité’, au sens où la définit Genette dans Fiction et diction, rend beaucoup mieux compte des choses. C’est comme si on voulait identifier un caractère, ou une personne par simple opposition ou différence: ça ne marche que sur des points limités. Il faut introduire la notion de ‘qualité’, l’idée du ‘versant perceptible des choses’. Et ceci vaut également pour la langue. Les faits de langue sont qualitatifs, disait Meillet].

Pour Ricoeur cependant, ce troisième critère est faible dans la mesure où la figure ne s’y oppose pas à une règle, mais à un discours qu’on ne saurait pas décrire.

[Pourquoi vouloir à tout prix opposer le descriptible au non descriptible? Si l’on parle de descriptibilité, on quitte justement le domaine des oppositions binaires propres au structuralisme].

Ricoeur considère que le premier critère est le plus fort: celui de la transgression d’une règle. J. Cohen («Structure du langage poétique», 1966) a introduit le concept de réduction de l’écart.

Il distingue d’abord, dans l’analyse des figures, le niveau phonique du niveau sémantique, et les fonctions de diction (rime), de contraste (mètre) [au niveau phonique]; de prédication (métaphore), de détermination (épithète), de coordination (incohérence) [niveau sémantique].

En deuxième lieu, il donne la notion d’écart (violation systématique du code du langage pour le reconstruire au niveau supérieur).

Dans sa structure profonde, le vers est donc une figure semblable aux autres: cf. le contraste entre la division phonique (coupe de vers), et la division sémantique (coupe de phrase).

Mais J. Cohen ne parle pas de la réduction de l’écart au niveau du vers (plan phonique).

«Or (...) ce qui empêche que la figure phonique détruise entièrement le message, c’est la résistance de l’intelligibilité; c’est donc la présence de la prose au cœur même de la poésie: ‘En fait, l’antinomie constitue le vers. Car il n’est pas tout entier vers, c’est-à-dire retour. S’il l’était, il ne pourrait porter un sens. Parce qu’il signifie, il reste linéaire. Le message poétique est à la fois vers et prose.’ (101)» (p.194).

[Les latins définissaient justement la poésie comme une oratio vincta (un discours lié), par opposition à la prose ou oratio soluta (discours libre) et au discours rhétorique (oratio numerosa ou discours mesuré, cadencé].

Ce qui réduit l’écart phonique, c’est donc le sens lui-même. Quant au niveau sémantique, l’écart y représente une transgression de la pertinence sémantique (c’est-à-dire une transgression des permissions combinatoires auxquelles doivent satisfaire les signifiés entre eux, si la phrase doit être reçue comme intelligible).

Qu’en est-il dans ces conditions de la métaphore? «C’est que la métaphore n’est pas l’écart lui-même, mais la réduction de l’écart. Il n’y a écart que si l’on prend les mots en leur sens littéral. La métaphore est procédé par lequel le locuteur réduit l’écart en changeant le sens de l’un des mots. Comme la tradition rhétorique l’établit, la métaphore est bien un trope, c’est-à-dire un changement de sens des mots, mais le changement de sens est la riposte du discours à la menace de destruction que représente l’impertinence sémantique. Et cette riposte, à son tour, consiste en la production d’un autre écart, à savoir dans le code lexical lui-même» (p.195).

L’impertinence, c’est la violation du code de la parole (plan syntagmatique), et la métaphore, c’est la violation du code de la langue (plan paradigmatique).

‘Il y a une sorte de dominance de la parole sur la langue, celle-ci acceptant de se transformer pour donner un sens à celle-là. L’ensemble du processus se compose de deux temps, inverses et complémentaires: 1re position de l’écart: impertinence; 2e réduction de l’écart: métaphore’ (J. Cohen, 114).

[Pour se convaincre de la ‘dominance de la parole sur la langue’, il suffit de lire Un mot pour un autre, de Jean Tardieu: le message du texte y reste compréhensible, malgré la substitution constante de certains mots par d’autres, que l’on détourne de leur sens en langue].

‘La figure est un conflit entre le syntagme et le paradigme, le discours et le système... Le discours poétique prend le système à contre-pied, et dans ce conflit c’est le système qui cède et accepte de se transformer’ (134).

 

Opinion de Ricoeur:

Points retenus: le traitement structural de la métaphore reste très proche de la théorie de l’interaction (J. Cohen reste donc proche de Beardsley).

Désaccord: le fait que, pour J. Cohen, «le seul phénomène d’ordre syntagmatique [soit] l’impertinence, la violation du code de la parole; la métaphore proprement dite n’est pas [pour Cohen] d’ordre syntagmatique; en tant que violation du code de la langue, elle se situe sur le plan paradigmatique. Par ce biais, nous restons dans la tradition rhétorique du trope en un seul mot, et sous l’empire de la théorie de la substitution» (p.198).

En fait, l’omission est une nouvelle pertinence syntagmatique dont l’écart paradigmatique n’est que l’envers.

D’après Cohen, ‘le poète agit sur le message pour changer la langue’ (115). Il faudrait dire aussi que le poète change la langue pour agir sur le message. «Le but de la poésie est plutôt, semble-t-il, d’établir une nouvelle pertinence par le moyen d’une mutation de la langue» (p.198).

Il y a tout de même une possibilité de coordination de ces deux points de vue, et la notion d’écart paradigmatique ne doit pas pour autant être rejetée. Il faut cependant la rattacher au terme manquant de la théorie: celui de la nouvelle pertinence. «Seule l’instauration dans l’énoncé métaphorique d’une nouvelle pertinence permet de relier un écart lexical à un écart prédicatif» (p.201).

L’écart paradigmatique correspond, dans la théorie de l’interaction, au phénomène de focalisation sur le mot (cf. étude 4). «Le sens métaphorique est en effet de l’énoncé entier, mais focalisé sur un mot qu’on peut appeler le mot métaphorique. C’est pourquoi il faut dire que la métaphore est une novation sémantique à la fois d’ordre prédicatif (nouvelle pertinence) et d’ordre lexical (écart paradigmatique). Sous son premier aspect, elle relève d’une dynamique du sens, sous son deuxième aspect, d’une statique. C’est sous ce deuxième aspect qu’une théorie structurale de la poésie l’atteint» (p.201).

Ainsi, la théorie de la substitution correspond à la théorie sémiotique de la métaphore, tandis que la théorie de l’interaction, elle, correspond à la théorie sémantique de la métaphore.

«Les deux approches sont fondées dans le caractère double du mot: en tant que lexème, il est une différence dans le code lexical (...); en tant que partie du discours, il porte une partie du sens qui appartient à l’énoncé entier (...)» (p.201).

 

4) Le fonctionnement des figures: l’analyse ‘sémique’

Rhétorique générale du Groupe Mu.

«(...) la présupposition qui précède toutes les autres analyses, et sur laquelle les auteurs passent très vite (37), est que tous les niveaux de décomposition, dans le sens descendant, et d’intégration, dans le sens ascendant, sont homogènes» (p.202).

 

1ère Critique de Ricoeur: le postulat sémique.

En fait, il y a un écart par rapport aux thèses de Benveniste (Problèmes de linguistique générale, I) puisque l’on refuse la dualité entre le domaine sémiotique et le domaine sémantique. C’est pourquoi, pour le groupe Mu, le niveau de la phrase est seulement un niveau parmi les autres.

«On admet d’entrée de jeu que la métaphore est à chercher parmi les métasémèmes[1] donc parmi les figures de mots, comme dans la rhétorique classique; il sera dès lors difficile de relier son fonctionnement à un caractère prédicatif des énoncés, puisque les métataxes [figures qui agissent sur la structure des phrases; la phrase est définie comme une collection de syntagmes et de morphèmes, pourvue d’un ordre] constituent une classe distincte et que la structure elle-même de la phrase que les métataxes modifient est considérée du point de vue de la collection de ses constituants (syntagmes ou sèmes)» (pp.203-204).

Point retenu:

L’originalité de l’ouvrage est «dans l’explication de la substitution elle-même par une modification portant sur la collection des sèmes nucléaires» (p. 204) Il y a donc passage au plan infralinguistique des sèmes. «L’écart diminue la redondance, donc la prévisibilité; la réduction d’écart est une auto-correction qui rétablit l’intégrité du message; toute figure altère le taux de redondance du discours, soit qu’elle le réduise, soit qu’elle l’augmente; les conventions opèrent en sens inverse de l’écart proprement dit du point de vue de la redondance, puisqu’elles la renforcent» (pp.204-205).

Pour les théoriciens du groupe Mu, «la métaphore est une substitution à l’intérieur d’une sphère de sélection qui est appelée ici l’invariant et qui a le statut de paradigme, tandis que la base, qui a le statut de syntagme, reste non modifiée. C’est dire déjà que l’information par la figure est nulle. C’est pourquoi sa fonction positive est renvoyée à l’étude de l’ethos, c’est-à-dire de l’effet esthétique spécifique tenu pour le véritable objet de la communication esthétique» (p.205) On explique donc la métaphore par la théorie de la substitution conçue comme «un arrangement de sèmes résultant de l’adjonction et de la suppression, une parcelle du sens initial -la base- restant inchangée» (p. 206).

 

2e critique de Ricoeur: indistinction des domaines de la sémantique et de la rhétorique:

«L’entreprise rencontre toutefois une difficulté majeure: comment distinguer figure et polysémie? Un mot, en effet, est défini en lexicologie par l’énumération de ses variantes sémantiques ou sémèmes; celles-ci sont des classes contextuelles, c’est-à-dire des types d’occurrence dans des contextes possibles. Le mot du dictionnaire est le corpus constitué par ces sémèmes. Or ce champ représente déjà le phénomène d’écart, mais interne à ce corpus, entre un sens principal et des sens périphériques (...). Le mot considéré comme paradigme de ses emplois possibles se présente ainsi comme une aire de substitution, dans laquelle toutes les variantes ont un droit égal (chaque emploi du mot tête est un métasémème équivalent à tous les autres). Si les écarts qui constituent les figures de mots sont aussi des substitutions, et si le mot lexicalisé comporte en mui-même des écarts, procès sémantique et procès rhétorique deviennent indiscernables. C’est d’ailleurs à quoi tend (...) la notion de procès métaphorique de Jakobson: toute sélection paradigmatique devient métaphorique». (p. 206).

On connaît la réponse du groupe Mu à cette objection: il n’y a figure que si, dans le changement de sens, ‘subsiste une tension, une distance, entre les deux sémèmes, dont le premier reste présent, fût-ce implicitement.’ (Mu, p. 95)

La phrase semble alors, dans cette conception, ne constituer que la condition de la perception de la marque que représente la figure, point que Ricoeur ne saurait accepter:

«Nous l’avons répété, il n’y a pas de métaphore dans le dictionnaire; alors que la polysémie est lexicalisée, la métaphore, du moins la métaphore d’invention, ne l’est pas; et quand elle le devient, c’est que la métaphore d’usage a rejoint la polysémie» (p.207)

Sans accepter l’idée de l’incorrection que représente la métaphore (fait de discours), on ne peut intégrer à la théorie des métasémèmes la notion d’impertinence sémantique chère à J. Cohen, comme le font néanmoins les auteurs de la Rhétorique générale.

 

Pour Ricoeur, voici les avantages de la théorie de la métaphore-énoncé sur la théorie de la métaphore-mot:

1) «D’abord, elle seule rend compte, par l’interaction de tous les termes présents en même temps dans le même énoncé, de la production de l’intersection que la théorie de la métaphore-mot postule. Le phénomène crucial, c’est l’augmentation de la polysémie initiale des mots à la faveur d’une instance de discours. C’est le choc en retour de la structure prédicative sur le champ sémantique qui force à ajouter une variante sémantique qui n’existait pas» (p. 215)

L’analyse sémique ne suffit donc pas à rendre compte de cette augmentation.

2) La théorie de la métaphore-énoncé rend compte de la parenté des deux domaines (métasémèmes et métalogismes) que la Rhétorique générale dissocie.

Pour la Rhétorique générale, le métalogisme est un écart non entre les mots et les sens, mais entre les sens des mots et la réalité: il entre donc en conflit avec la réalité (cf. litote, hyperbole, allégorie, ironie...) alors que le métasémème serait une figure de mot, ou trope qui change le sens des mots.

Pour Ricoeur, la différence entre métaphore («le bateau ivre a fini ses jours en Ethiopie») et l’allégorie («le bateau ivre [Malraux] a rejoint le grand voilier solitaire [De Gaulle]») tient à ce que dans le premier cas la tension est à l’intérieur de la proposition, entre terme métaphorique et termes non métaphoriques, alors que dans le second cas la tension est dans le contexte, puisque l’allégorie ne comporte que des termes métaphoriques. Mais dans les deux cas, on résout la contradiction de la même façon, en cherchant un sens autre que le sens littéral.

«La théorie de la métaphore-énoncé est plus apte à montrer la parenté profonde, au plan des énoncés, entre métaphore, allégorie, parabole et fable; pour cette raison même, elle permet d’ouvrir, pour tout cet ensemble de figures -métasémèmes et métalogismes- la problématique de la fonction réféentielle que la Rhétorique générale réserve aux seuls métalogismes» (pp. 219-220). [Cette remarque est intéressante pour l’étude du midrash biblique: la métaphore est en fait un mode de connaissance] .

 

VIème étude: Le travail de la ressemblance

 

Est-ce que la ressemblance dans l’explication de la métaphore serait incompatible de la notion de métaphore-énoncé?

 

1) Substitution et ressemblance

 

Dans la rhétorique classique, la métaphore est par excellence le trope par ressemblance. «après Aristote, le rapport que celui-ci avait aperçu entre métaphore et comparaison est renversé; la comparaison n’est plus une sorte de métaphore, mais la métaphore une sorte de comparaison, à savoir une comparaison abrégée; seule l’élision du terme de comparaison distingue la métaphore de la comparaison; or celle-ci porte au discours la ressemblance elle-même, montrant ainsi du doigt la raison de la métaphore».

La réduction, par la linguistique structurale, de l’ensemble des tropes à ceux de métonymie et de métaphore prétendait retenir précisément contiguïté et ressemblance.

R. Jakobson, «Deux aspects du langage et deux types d’aphasie», in Essais de linguistique générale:

Ce linguiste rapproche:

-combinaison (syntagme) et contiguïté (métonymie) d’une part,

-et substitution (paradigme) et similarité (métaphore), de l’autre.

Il s’agit donc d’une distinction sémiologique pour le fond: «l’analyse de Jakobson passe entièrement à côté de la distinction introduite par Benveniste entre la sémiotique et la sémantique, entre les signes et les phrases» (p. 224) Cela confirme le fait que le modèle de la métaphore-substitution ignore au fond la distinction entre sémiotique et sémantique.

Le problème, c’est de ne pas reconnaître la radicale hétérogénéité entre sémiotique et sémantique; non pas que la rhétorique classique ne reconnaisse pas le principe sémantique, mais elle l’intègre maladroitement au sein du sémiotique, parce que l’on ne distingue pas vraiment entre discours et signe: dans cette conception, «le mot est simplement la plus haute parmi les unités linguistiques obligatoirement codées, et la phrase est seulement plus librement composée que les mots» (p .224). On ne connaît en fait de la phrase «que le double caractère de combinaison et de sélection qu’elle a en commun avec tous les signes, depuis le trait distinctif jusqu’au texte, en passant par les phonèmes, les mots, les phrases, les énoncés» (p. 224).

On voit cela dans les troubles des aphasiques: certains concernent le syntagme (perte de la syntaxe, de la dérivation, mais le mot survit), d’autres le paradigme (connexions sauvegardées tandis que les opérations de substitution sont détruites: «la métaphore disparaît avec la sémantique; le malade bouche les trous de la métaphore avec des métonymies, projetant la ligne du contexte sur celle de la substitution et de la sélection» (p.225); dans ces cas-là disparaissent aussi le pouvoir de définir et de donner un équivalent linguistique de ce que l’on désigne).

Force et Faiblesse du schéma de Jakobson:

-force: son extrême généralité et son extrême simplicité

-faiblesse: le champ de la rhétorique est restreint à deux figures seulement (disparaît alors la synecdoque).

«Mais surtout, les différences qui dérivent de la coupure entre le discours et le signe dans la hiérarchie des entités linguistiques sont noyées dans des ressemblances vagues et dans des équivoques qui affectent aussi bien le concept de combinaison que celui de sélection. En ce qui concerne le premier, on peut douter que les opérations logiques qui président à la syntaxe de la prédication, puis à celle de la coordination et de la subordination des énoncés, relèvent de la même sorte de contiguïté que, par exemple, la concaténation des phonèmes dans les morphèmes. La synthèse prédicative est en un sens le contraire de la contiguïté. La syntaxe représente l’ordre du nécessaire, réglé par les lois toutes formelles de condition de possibilité des expressions bien formées; la contiguïté reste de l’ordre du contingent, qui plus est, du contingent au niveau des objets eux-mêmes, selon que chacun forme un tout absolument à part. La contiguïté métonymique paraît donc bien différente de la liaison syntaxique» (p. 228) Quant à la notion de procès métaphorique, elle est amputée d’un caractère essentiel (caractère prédicatif de la métaphore).

«On peut légitimement se demander si ce n’est pas la métonymie qui est, bien plutôt que la métaphore, une substitution, plus précisément une substitution de nom» (p.229).

«Enfin, avec l’omission du caractère prédicatif de la métaphore, le problème fondamental de la différence entre métaphore d’invention et métaphore d’usage s’évanouit, dans la mesure même où les degrés de liberté dans la combinaison affectent le côté syntagmatique et non le côté paradigmatique du langage. (...) la catachrèse, en effet, est finalement une extension de la dénomination et à ce titre elle est un phénomène de langue; la métaphore, et par excellence la métaphore d’invention, est un phénomène de discours; c’est une attribution insolite.» (p.229).

 

M. Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, 1973.

Pour cet auteur, la sélection: repose sur des relations internes, intralinguistiques, alors que la combinaison: repose sur des relations externes, extralinguistiques.

«La métaphore ne concerne que la substance du langage, c’est-à-dire les relations de sens [au sens de Frege], la métonymie modifie la relation référentielle elle-même» (44) (p. 230). La métaphore peut alors s’expliquer comme ‘la suppression, ou plus exactement la mise entre parenthèses d’une partie des sèmes constitutifs de lexème employé’ (15).

En revanche, la métonymie fait appel à un choix syntagmatique. «Si la métonymie est perçue comme un écart, au même titre que les autres tropes, cet écart n’est pas autre chose qu’une ellipse portant sur le rapport même de référence» (p. 231).

La métaphore est à la fois un phénomène dénotatif (réduction sémique) et connotatif (rôle de l’image associée qui est une connotation psychologique et obligée).

Critique de Ricoeur:

«La liaison perçue entre combinaison syntaxique et fonction référentielle laisse perplexe» (p.231) Il y a en effet une ambivalence au niveau de ce que Le Guern appelle la ‘relation référentielle’ puisqu’elle désigne à la fois la combinaison intérieure au langage et la correspondance établie entre un élément de la chaîne parlée et la réalité extérieure. La fonction référentielle a donc été dédoublée au niveau de la métonymie, mais pas au niveau de la métaphore. «L’analyse de Le Guern ne clarifie donc celle de Jakobson qu’au prix d’une difficulté supplémentaire concernant le jeu de la référence dans une analyse sémantique. En revanche, les objections adressées à l’analyse de la métaphore chez Jakobson demeurent» (p.232).

L’analyse de Le Guern décrit certes la réduction de l’écart, mais pas vraiment celui de la production de l’écart ou rupture d’isotopie. Ce dernier élément aurait dû être incorporé à sa définition de la métaphore. D’ailleurs, la comparaison qualitative ou similitude (est pareil à) présente le même écart à l’égard de l’isotopie que la métaphore.

Points positifs:

Le Guern se demande comment organiser l’ensemble des procédés fondés sur la similarité (symbole, synesthésie, comparaison, métaphore).

Il part du principe que la ressemblance ne dépend pas des procédés de sélection (comme chez Jakobson) mais s’incorpore plutôt au dynamisme de l’énoncé entier (combinaison). En effet, il conçoit la sélection sémique non pas comme une sélection au sein de la similarité (à la Saussure) mais comme un remaniement de la composition sémique (à la Greimas).

La ressemblance est donc pour Le Guern non pas un procédé négatif (abstraction sémique: dénotation) mais un procédé positif (liée à l’image associée: connotation).

La ressemblance ou analogie implique un rapport entre un terme de l’isotopie (noyau logique et dénotatif de la signification) et un terme extérieur à l’isotopie: l’image. Ce rapport va permettre d’ordonner les faits de langage relevant de la similarité:

a) Le symbole. Ex: «La foi est un grand arbre». Le symbole est une image intellectualisée: il s’agit d’une correspondance analogique reposant sur un rapport extra-linguistique (elle met ici en jeu la représentation mentale de l’arbre qui permettra de développer cette correspondance analogique). En effet, l’image sert de base à un «raisonnement par analogie qui reste implicite, mais reste nécessaire à l’interprétation de l’énoncé» (45).

b) La métaphore. Ici la sélection sémique ne se fonde pas sur l’évocation de l’image. C’est en ce sens que l’image est associée. (Pas de raisonnement par analogie nécessaire). «C’est pourquoi, lorsque la métaphore devient usée, l’image, qui n’entre pas dans la dénotation, tend à s’atténuer au point de n’être pas perçue» (p.236).

c) La synesthésie. Elle repose sur une analogie purement perceptive entre les contenus qualitatifs des différents sens.

«L’analogie sémantique de la métaphore est à placer entre l’analogie extra-linguistique et logique du symbole et l’analogie infralinguistique et perceptive de la synesthésie» (p.236).

La métaphore n’est pas un raccourci de la comparaison. Toutes deux rompent l’isotopie du contexte , mais elles ne le rétablissent pas de la même façon.

Dans la phrase ‘Jacques est bête comme un âne’, il n’y a pas de transfert de signification, tous les mots gardent leur sens et leurs attributs essentiels, il n’y a pas d’incompatibilité sémique perçue. Pour cette raison, «l’accompagnement en images peut rester très riche et les images elles-mêmes colorées» (p.236).

‘Jacques est un âne’ sera alors une métaphore in praesentia, et ‘quel âne!’ une métaphore in absentia: la perception d’une incompatibilité est essentielle à l’interprétation du message, que cette incompatibilité soit explicite (1er cas) ou implicite (2e cas).

Il y a donc en commun l’analogie dans la métaphore (rapport analogique d’ordre sémantique), la comparaison (rapport analogique qui est un instrument logique) et le symbole, mais selon un ordre d’intellectualisation croissant.

En outre, dans la métaphore, l’analogie sémantique est la contrepartie de l’incompatibilité sémantique. alors que dans la comparaison, on reste dans l’isotopie du contexte, l’analogie sémantique établissant un rapport ‘entre un élément appartenant à l’isotopie du contexte et un élément qui est étranger à cette isotopie et qui, pour cette raison, fait image’ (58).

 

Critiques de Ricoeur:

-définition négative de l’image qui laisse en suspens l’iconicité même de l’image.

-en quel sens l’image est-elle à la fois représentation et lexème? Est-ce un trait psychologique ou sémantique? En quoi l’analogie d’une métaphore peut-elle être sémantique? La position extrinsèque à l’énoncé (rupture d’isotopie) de l’image concerne en fait le temps de la perception de l’écart et non pas celui de la réduction de l’écart, étape dans laquelle se trouve la solution du problème.

 

2) Le moment ‘iconique’ de la métaphore

 

Comment séparer la théorie de la ressemblance de la théorie de la substitution dans la définition de la métaphore?

Paul Henle, «Metaphor», in Language, Thought and Culture, éd. P. Henle, University of Michigan Press, 1958:

Pour cet auteur, la métaphore équivaut à ‘tout glissement du sens littéral au sens figuratif’.

«Tout sens métaphorique est médiat, en ce sens que le mot est ‘le signe immédiat de son sens littéral et le signe médiat de son sens figuratif’ (175)» (p. 239).

P. Henle introduit alors le caractère iconique qui, selon lui, spécifie la métaphore parmi tous les tropes: «il s’agit d’un parallèle entre deux pensées, telle qu’une situation est présentée ou décrite dans les termes d’une autre qui lui est semblable» (p.240).

«Le propre de l’icône est de contenir une dualité interne qui est surmontée (...). Le discours figuratif est donc un discours qui ‘conduit à penser à quelque chose en considérant quelque chose de semblable; c’est ce qui constitue le mode iconique du signifier (177)» (p.240).

Mais l’icône n’est pas présentée: elle est simplement décrite.

Il y a donc deux modalités de relation sémantique:

1) littéralement: une règle pour trouver un objet ou une situation

2) iconiquement: on désigne indirectement une autre situation semblable

«C’est parce que la présentation iconique n’est pas une image qu’elle peut pointer vers des ressemblances inédites, soit de qualité, de structure, de localisation, soit encore de situation soit enfin de sentiment; chaque fois la chose visée est pensée comme ce que l’icône décrit. La présentation iconique recèle donc le pouvoir d’élaborer, d’étendre la structure parallèle» (pp. 240-241). Contrairement aux autres tropes, qui s’épuisent dans leur expression immédiate, la métaphore est donc susceptible de développement, et peut développer le vocabulaire (cf. le mot grec kosmos, signifiant d’abord ‘disposition’, avant de désigner l’‘ordre de l’univers’). En outre, la métaphore peut développer nos façons de sentir (le ‘transfert de sentiments’: c’est la théorie émotionnaliste de la métaphore). Il y a un conflit au niveau littéral, pour lequel la métaphore est la résolution.

 

3) Le procès fait à la ressemblance

 

Il y a eu une longue cohabitation entre substitution et ressemblance dans l’histoire du problème de la métaphore alors que la théorie de l’interaction s’accommode de toute sorte de relations, au point que chez Beardsley, l’absurdité logique remplace pratiquement l’analogie dans la théorie de la métaphore. L’analogie est vue plutôt comme un résultat que comme une cause de l’énoncé métaphorique.

«Qu’est-ce qui fait le métaphoricité de la métaphore? La notion de ressemblance a-t-elle le pouvoir d’embrasser sans se rompre proportion, comparaison, saisie du semblable (ou du même), iconicité?» (p.245).

 

4) Plaidoyer pour la ressemblance

 

a) La ressemblance est un facteur plus nécessaire encore dans une théorie de la tension que dans une théorie de la substitution.

La ‘tension’, la ‘contradiction’ désignent la forme du problème, le défi sémantique, dans l’énigme qu’est la métaphore: à ce défi répond une nouvelle pertinence qui constitue le sens métaphorique. C’est dans cette mutation de sens que la ressemblance sémantique joue son rôle (proximité sémantique des termes en dépit de leur distance): notion de parenté générique.

b) La métaphore n’est pas seulement ce que l’énoncé métaphorique construit, mais ce qui guide et produit cet énoncé.

Ph. Wheelwright (Metaphor and Reality, Indiana University Press 1962) distingue entre epiphor (transfert, assimilation entre idées étrangères, qui relève du voir, à la fois coup d’œil et coup de génie) et diaphor (construction: moment discursif). «Il n’y a donc aucune contradiction à rendre compte de la métaphore successivement dans le langage de l’aperception, c’est-à-dire de la vision, et dans celui de la construction. Elle est à la fois ‘le don du génie’ et l’habileté du géomètre qui s’y connaît dans ‘la raison des proportions’» (p.248).

Nelson Goodman, Languages of Art, an Approach to a Theory of Symbols, p. 69:

La métaphore est la «ré-assignation des étiquettes» qui fait figure «d’idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant».

c) La métaphore peut recevoir un statut logique capable de surmonter l’équivocité dénoncée précédemment. «Voir le même dans le différent, c’est voir le semblable» (p. 249).

Turbayne, The Myth of Metaphor, Yale University Press, 1962: ce qui se passe dans l’énoncé métaphorique est semblable à une méprise catégoriale et consiste à ‘présenter les faits d’une catégorie dans les idiomes appropriés à une autre’ (p.12). La métaphore est donc une méprise catégoriale calculée. «Ne peut-on pas dire que la stratégie de langage à l’œuvre dans la métaphore consiste à oblitérer les frontières logiques et établies, en vue de faire apparaître de nouvelles ressemblances que la classification antérieure empêchait d’apercevoir?» (p.251)

«C’est donc par une sorte d’imagination philosophique, procédant toujours par extrapolation, que l’on peut poser que la figure de discours que nous appelons métaphore, et qui apparaît d’abord comme un phénomène de déviance par rapport à un usage établi, est homogène au processus qui a engendré tous les ‘champs sémantiques’, et donc l’usage lui-même dont la métaphore s’écarte. La même opération qui fait ‘voir le semblable’ est aussi celle qui ‘enseigne le genre’» (pp.251-252).

Faire voir le semblable, c’est produire le genre dans la différence [‘produire’, ou ‘apercevoir’? La métaphore ne crée pas le réel, elle aide simplement à mieux le connaître] mais non pas encore dans la transcendance du concept: elle opère une parenté générique.

«La métaphore, figure de discours, présente de manière ouverte, par le moyen d’un conflit entre identité et différence, le procès qui, de manière couverte, engendre les aires sémantiques par fusion des différences dans l’identité» (p.252).

«La métonymie -un nom pour un autre nom- reste un procès sémiotique, peut-être même le phénomène substitutif par excellence dans le domaine des signes. La métaphore -attribution insolite- est un procès sémantique, au sens de Benveniste, peut-être même le phénomène génétique par excellence dans le plan de l’instance de discours» (p.252).

d) le caractère iconique de la ressemblance doit être reformulé de façon telle que l’imagination devienne elle-même un moment proprement sémantique de l’énoncé métaphorique.

«De même (...) que le schème est la matrice de la catégorie, l’icône est celle de la nouvelle pertinence sémantique qui naît du démantèlement des aires sémantiques sous le choc de la contradiction.

Reliant ce nouveau fil au précédent écheveau, je suggère de dire que le moment iconique comporte un aspect verbal, en tant qu’il constitue la saisie de l’identique dans les différences et en dépit des différences, mais sur un mode préconceptuel» (p.253) [ici, l’auteur se laisse guider par le modèle kantien de l’imagination productive]. «La métaphore apparaît alors comme le schématisme dans lequel se produit l’attribution métaphorique. Ce schématisme fait de l’imagination le lieu d’émergence du sens figuratif dans le jeu de l’identité et de la différence. Et la métaphore est ce lieu dans le discours où ce schématisme est visible, parce que l’identité et la différence ne sont pas confondues mais affrontées» (pp.253-254).

 

5) Psycho-linguistique de la métaphore

Albert Henry, Métonymie et Métaphore, Paris, 1971

Cet auteur évoque l’opération de synthèse perceptive (focalisation ou diffusion du faisceau inquisiteur de l’esprit) à l’œuvre dans la métonymie (1er degré) et dans la métaphore (2e degré).

«En métonymie, l’esprit, parcourant un champ sémique, focalise sur un des sèmes et désigne le concept-entité qui est l’objet de sa contemplation par le mot qui, en pure réalité linguistique, exprimerait ce sème, quand il est considéré en tant que concept-entité» (25).

Le phénomène est abordé du côté des opérations et non pas seulement du côté de la structure (d’où la différence entre figures mortes, naissantes, métonymies nouvelles, etc.).

Le mécanisme créateur de base est alors la focalisation sémique.

Quant à la métaphore, elle constituerait ‘la synthèse d’une double métonymie en court-circuit’ (66): ‘En métaphore il y a double focalisation et mise au point sur l’axe longitudinal de la perspective’ (68). (= vision stréoscopique de Stanford). Le terme métaphorique ‘surcharge de toute sa compréhension propre -une partie en net, une partie en flou- le terme métaphorisé’ (67).

 

Critique de Ricoeur:

Henry n’exploite que l’analyse sémique et néglige le domaine de l’impertinence et de la pertinence sémantique. «La réduction de la métaphore à la métonymie est le fruit de ce mélange inégal entre théorie des opérations et théorie des champs sémiques, auquel manque un moment proprement sémantique» (p. 259).

Henry identifie métonymie et métaphore bien qu’il s’agisse de deux figures distinctes. «C’est donc l’opération d’équivalence qui motive le recours aux deux opérations partielles inexactement appelées métonymies; si l’esprit parcourt des champs sémiques et focalise sur tel ou tel sème, c’est parce que le procès entier est tendu, comme l’avait aperçu Jean Cohen, entre une pertinence à réduire et une nouvelle pertinence à instituer» (p.260).

Pourtant, Henry a raison de montrer qu’il y a bien plus dans la métaphore qu’un simple rapport algébrique a/b = a’/b’. Il y a en fait une fusion sémantique. (cf. 108).

 

6) Icône et image

 

Nous abordons maintenant, non pas l’aspect kantien de l’image (schématisation métaphorique), mais son aspect sensible.

Marcus B. Hester, The Meaning of Poetic Metaphor, La Haye, Mouton, 1967.

Le moment sensible de la métaphore est désigné chez Aristote par le caractère de vivacité de la métaphore, par son pouvoir de mettre sous nos yeux une réalité.

«En elle, en effet, s’opère (...) la liaison entre un moment logique et un moment sensible ou, si l’on préfère, un moment verbal et un moment non verbal» (p.264).

La thèse de Hester s’appuie sur les analyses anglo-saxonnes du langage poétique, qui exaltent son caractère sensible, sensoriel, sensuel:

Hester en retient 3 points:

a) le langage poétique présente une certaine fusion entre le sens et les sens (par opposition au langage non poétique, reposant sur le caractère conventionnel du signe)

b) dans le langage poétique, l’ensemble le sens-les sens tend à former un objet clos sur soi (par opposition au langage ordinaire fortement référentiel); «dans le langage poétique, le signe est looked at et non looked through» (p.265). Le langage devient alors lui-même matériau. (proche de Jakobson).

c) «cette fermeture sur soi du langage poétique lui permet d’articuler une expérience fictive» (p.265) (sorte de ‘vie virtuelle’, que Northrop Frye appelle mood).

Ces 3 traits peuvent être résumés dans une notion de l’ ‘icône’ différente de celle de P. Henle, que nous appellerons, avec W. Wimsatt, l’icône verbale (cf. W. Wimsatt et M. Beardsley, The Verbal Icon, University of Kentucky Press, 1954):

«Telle l’icône du culte byzantin, l’icône verbale consiste dans cette fusion du sens et du sensible; elle est aussi cet objet dur, semblable à une sculpture, que devient le langage une fois dépouillé de sa fonction de référence et réduit à son apparaître opaque; enfin, elle présente une expérience qui lui est entièrement immanente» (pp.265-266).

[et pourtant, on est loin d’un pur ‘apparaître opaque’ dans l’icône byzantine, éminemment signifiante ! La comparaison de Hester ne semble donc pas très heureuse].

M. Hester infléchit la notion de sensible dans le sens de l’imaginaire. «Cette rectification s’insère dans une très originale conception de la lecture, appliquée aussi bien au poème dans son ensemble qu’à la métaphore en quelque sorte locale; le poème, dit-il, est un ‘objet de lecture’ (117). L’auteur compare la lecture à l’époché husserlienne qui, en suspendant toute position de réalité naturelle, libère le droit originel de tous les data; la lecture, elle aussi, est un suspens de tout réel et une ‘ouverture active au texte’ (131). C’est ce concept de lecture comme suspens et comme ouverture qui préside au complet réarrangement des thèmes antérieurs» (p.266).

L’acte de lire atteste que le trait essentiel du langage poétique n’est pas la fusion du sens avec le son mais la fusion du sens avec un flot d’images évoquées. «C’est cette fusion qui constitue la véritable ‘iconicité du sens’» (p.266) Dans le langage poétique, «ce n’est pas seulement le sens et le son qui fonctionnent iconiquement l’un par rapport à l’autre, mais le sens lui-même est iconique par ce pouvoir de se développer en images» (p.266).

Hester en vient donc à nier le caractère référentiel du texte poétique. Mais «la notion d’expérience virtuelle réintroduit une ‘relatedness’ à la réalité, qui compense paradoxalement la différence et la distance au réel qui caractérisent l’icône verbale; Hester est même séduit, au passage, par la distinction proposée par Hospers entre truth about et truth to. Quand, par exemple, Shakespeare assimile le temps à un mendiant, il est fidèle à la réalité humaine du temps; il faut donc réserver la possibilité que la métaphore ne se borne pas à suspendre la réalité naturelle, mais qu’en ouvrant le sens du côté de l’imaginaire, elle l’ouvre aussi du côté d’une dimension de réalité qui ne coïncide pas avec ce que le langage ordinaire vise sous le nom de réalité naturelle» (p.267) [cf. 7e étude].

L’imaginaire est donc à la fois lié et suscité par le sens.

«L’explication la plus satisfaisante, la seule en tout cas qui puisse s’harmoniser avec la théorie sémantique, est celle que Marcus B. Hester rattache à la notion, d’origine wittgensteinienne, du ‘voir comme’. Ce thème constitue l’apport positif de Hester à la théorie iconique de la métaphore» (p. 268).

Le ‘voir comme’ est le lien positif entre vehicle et tenor: «expliquer une métaphore, c’est énumérer les sens appropriés dans lesquels le vehicle est ‘vu comme’ le tenor. Le ‘voir comme’ est la relation intuitive qui fait tenir ensemble le sens et l’image» (p.269). Le voir comme est à demi pensée et à demi expérience. Dans le cas de l’image ambiguë (un dessin qui peut être soit un lapin, soit un canard) il y a une forme (B) qui permet de voir soit A, soit C.

Dans le cas de la métaphore, A et C sont donnés (tenor + vehicle) mais il faut construire l’élément commun B: le point de vue sous lequel A et C sont semblables. «Mi-pensée, mi-expérience, le ‘voir comme’ est la relation intuitive qui fait tenir ensemble le sens et l’image (...) par son caractère sélectif» (p.270).

-expérience: on voit ou on ne voit pas: le talent intuitif du ‘voir comme’ ne s’apprend pas.

-acte ou pensée: comprendre, c’est faire quelque chose.

Le ‘voir comme’ définit la ressemblance et non l’inverse (183): c’est pourquoi il peut réussir (métaphores qui ménagent la surprise de la trouvaille) ou échouer (métaphores forcées ou usées): il joue le rôle du schème qui unit le concept vide et l’impression aveugle: lumière du sens et plénitude de l’image (pont entre le verbal et le quasi-visuel).

«Le sens métaphorique, on l’a vu, n’est pas l’énigme elle-même, la simple collision sémantique, mais la solution de l’énigme, l’instauration de la nouvelle pertinence sémantique. A cet égard, l’interaction ne désigne que la diaphora. L’epiphora proprement dite est autre chose. Or elle ne peut se faire sans fusion, sans passage intuitif. Le secret de l’épiphore paraît bien alors résider dans la nature iconique du passage intuitif. Le sens métaphorique en tant que tel se nourrit dans l’épaisseur de l’imaginaire libéré par le poème.

S’il en est bien ainsi, le voir comme... désigne la médiation non verbale de l’énoncé métaphorique. Ce disant, la sémantique reconnaît sa frontière; et, ce faisant, elle achève son œuvre.» (p.271).

 

VIIème étude: Métaphore et référence

 

1) Les postulats de la référence

 

«La question de la référence peut être posée à deux niveaux différents: celui de la sémantique et celui de l’herméneutique. Au premier niveau, elle ne concerne que des entités de discours du rang de la phrase. Au second niveau elle s’adresse à des entités de plus grande dimension que la phrase. C’est à ce niveau que le problème prend toute son extension.

En tant que postulat de la sémantique, l’exigence de référence suppose acquise la distinction entre sémiotique et sémantique (...). Cette distinction, on l’a vu, met d’abord en relief le caractère essentiellement synthétique de l’opération centrale du discours, à savoir la prédication; et oppose cette opération au simple jeu de différences et d’oppositions entre signifiants et signifiés dans le code phonologique et dans le code lexical d’une langue donnée. Elle signifie en outre que l’intenté du discours, corrélat de la phrase entière, est irréductible à ce qu’on appelle en sémiotique le signifié, qui n’est que la contrepartie du signifiant d’un signe à l’intérieur du code de la langue. Troisième implication de la distinction entre sémiotique et sémantique qui nous importe ici: sur la base de l’acte prédicatif, l’intenté du discours vise un réel extra-linguistique qui est son référent. Alors que le signe ne renvoie qu’à d’autres signes dans l’immanence d’un système, le discours est au sujet des choses. Le signe diffère du signe, le discours se réfère au monde. La différence est sémiotique, la référence est sémantique: ‘A aucun moment, en sémiotique, on ne s’occupe de la relation du signe avec les choses dénotées, ni des rapports entre la langue et le monde’ [E. Benveniste, ‘La forme et le sens dans le langage’ in Le langage. Actes du XIIIe congrès des sociétés philosophiques de langue française , Neuchâtel, 1967, p.35]. Mais il faut aller plus loin que la simple opposition entre le point de vue sémiotique et le point de vue sémantique, et subordonner nettement le premier au second; les deux plans du signe et du discours ne sont pas seulement distincts, le premier est une abstraction du second; c’est à son usage dans le discours que le signe doit en dernière analyse son sens même de signe; comment saurions-nous qu’un signe vaut pour..., s’il ne recevait pas, de son emploi dans le discours, sa visée, qui le rapporte à cela même pour quoi il vaut? La sémiotique, en tant qu’elle se tient dans la clôture du monde des signes, est une abstraction sur la sémantique, qui met en rapport la constitution interne du sens avec la visée transcendante de la référence.

Cette distinction du sens et de la référence, que Benveniste établit dans toute sa généralité, avait déjà été introduite par Gottlob Frege, mais dans les limites d’une théorie logique. Notre hypothèse de travail est que la distinction frégéenne vaut en principe pour tout discours.

On se rappelle la distinction que Frege énonçait comme celle du Sinn (sens) et de la Bedeutung (référence ou dénotation). Le sens est ce que dit la proposition; la référence ou la dénotation, ce sur quoi est dit le sens. Ce qu’il faut donc penser, dit Frege, c’est ‘le lien régulier entre le signe, son sens et sa dénotation’ [Frege, tr. fr., p. 104]. Ce lien régulier est ‘tel qu’au signe correspond un sens déterminé et au sens une dénotation déterminée, tandis qu’une seule dénotation (un seul objet) est susceptible de plus d’un signe’ [ibid.]» (Ricoeur, pp. 273-274).

Cf. l’exemple célèbre donné par Frege: les expressions ‘étoile du soir’ et ‘étoile du matin’ offrent 2 sens différents qui correspondent à une seule et même dénotation: l’astre de Vénus.

On peut tout de même soulever l’objection suivante: Frege ne parle que du nom propre et non d’un énoncé: «Un nom propre (mot, signe, combinaison de signes, expression) exprime son sens, dénote ou désigne sa dénotation» (Frege, 107: Sens et dénotation in Ecrits logiques et philosophiques, éditions du Seuil, 1971). «Pour Frege, la dénotation se communique du nom propre à la proposition qui devient, quant à la dénotation, le nom propre d’un état de choses. Pour Benveniste, la dénotation se communique de la phrase entière au mot, par répartition à l’intérieur du syntagme» (p.275).

Il y a donc une polarité du référent, qui correspond, soit à un objet, si on considère le référent du nom, soit à un état de choses, si on considère le référent de l’énoncé entier.

 

Problème de la référence du point de vue des textes

 

Ricoeur poursuit sa réflexion: «Par texte (...) j’entends, par priorité, la production du discours comme une œuvre» (p.277) «Le discours est le siège d’un travail de composition, ou de ‘disposition’. (...) Cette ‘disposition’ obéit à des règles formelles, à une codification (...) Ce code est celui des ‘genres’ littéraires, c’est-à-dire des genres qui règlent la praxis du texte. Enfin, cette production codifiée se termine dans une œuvre singulière.(...) Ce troisième trait est finalement le plus important; on peut l’appeler le style, en entendant par là, avec G. G. Granger [Essai d’une philosophie du style, éd. A. Colin, 1968], ce qui fait de l’œuvre une individualité singulière; il est le plus important parce que c’est lui qui distingue de façon irréductible les catégories pratiques des catégories théoriques; Granger rappelle à cet égard un texte fameux d’Aristote [Métaphysique, A 981 a 15], selon lequel produire, c’est produire des singularités; en retour, une singularité, inaccessible à la considération théorique qui s’arrête à la dernière espèce, est le corrélat d’un faire» (p.277).

[Voici ce texte d’Aristote: ‘Toute pratique et toute production portent sur l’individuel: ce n’est pas l’homme, en effet, que guérit le médecin, sinon par accident, mais Callias ou Socrate, ou quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve être, en même temps, homme’].

«Telle est donc la chose à laquelle s’adresse le travail d’interprétation: c’est le texte comme œuvre: disposition, appartenance à des genres, effectuation dans un style singulier, sont les caractéristiques propres à la production du discours comme œuvre» (p.277).

Ces considérations conduisent à reformuler le postulat de la référence. «Nous ne nous contentons pas de la structure de l’œuvre, nous supposons un monde de l’œuvre. La structure de l’œuvre en effet est son sens, le monde de l’œuvre sa dénotation» (pp. 277-278).

«Interpréter une œuvre, c’est déployer le monde auquel elle se réfère en vertu de sa ‘disposition’, de son ‘genre’ et de son ‘style’» (p.278).

La structure de l’œuvre est à l’œuvre complexe ce que le sens est à l’énoncé simple.

Le monde de l’œuvre est à l’œuvre ce que la dénotation est à l’énoncé.

Dans l’herméneutique de Ricoeur, il s’agit de passer de la structure au monde de l’œuvre.

[Suit une définition très jakobsonienne des oeuvres littéraires:].

«La production du discours comme ‘littérature’ signifie très précisément que le rapport du sens à la référence est suspendu. La ‘littérature’ serait cette sorte de discours qui n’a plus de dénotations, mais seulement des connotations».

Cette affirmation dérive de la théorie de la dénotation pour Frege:

«Le désir de vérité qui pousse à avancer du sens vers la dénotation n’est expressément accordé par Frege qu’aux énoncés de la science, et paraît bien être refusé à ceux de la poésie. Considérant l’exemple de l’épopée, Frege tient que le nom propre ‘Ulysse’ est sans dénotation: ‘seuls, dit-il, le sens des propositions et les représentations ou sentiments que ce sens éveille tiennent l’attention captive’ (op.cit., 109); le plaisir artistique, à la différence de l’examen scientifique, semble donc lié à des ‘sens’ dénués de ‘dénotation’» (p.278).

Ricoeur souhaite en fait prendre le contre-pied de cette affirmation et ne pas limiter la dénotation aux seuls énoncés scientifiques, ce qui va le conduire à une nouvelle formulation du postulat de la référence: «par sa structure propre, l’œuvre littéraire ne déploie un monde que sous la condition que soit suspendue la référence du discours descriptif. Ou, pour le dire autrement: dans l’œuvre littéraire, le discours déploie sa dénotation comme une dénotation de second rang, à la faveur de la suspension de la dénotation de premier rang du discours» (pp.278-279) C’est d’ailleurs là ce qui se passe dans la métaphore.

 

2) Plaidoyer contre la référence

 

Dans cette section, Ricoeur commence par rappeler, sans les reprendre nécessairement à son compte, les différentes opinions que l’on a formulées pour nier l’existence d’une référence dans le langage poétique.

 

-Argument de type linguistique:

 

«La stratégie de langage qui caractérise la production du discours en forme de ‘poème’ semble constituer, en tant que telle, un formidable contre-exemple, qui conteste l’universalité du rapport référentiel du langage à la réalité»

Cette stratégie de langage apparaît non pas au niveau des phrases mais au niveau de l’ensemble d’une œuvre.

[Le problème, c’est que les tenants de cet argument ne distinguent pas entre ‘l’être réel’ et ‘l’être de fiction’. La référence, elle, existe toujours: elle aura trait, tantôt à un être réel, tantôt, comme cela arrive souvent dans le domaine de la littérature, à un être de fiction.]

Ricoeur distingue ensuite trois critères de l’œuvre: la disposition, la subordination à un genre, la production d’une entité singulière.

«Si l’énoncé métaphorique doit avoir une référence, c’est par la médiation du ‘poème’ en tant que totalité ordonnée, générique et singulière. Autrement dit, c’est pour autant que la métaphore est un ‘poème en miniature’, selon le mot de Beardsley, qu’elle dit quelque chose sur quelque chose» (p.279).

Or le poème semble abolir la réalité (c’est ce que rappelle R. Jakobson, quand il évoque la fonction ‘poétique’, qui consiste en une mise en relief du message pour lui-même). Mais cette abolition de la réalité vaut en fait pour la fonction poétique, plus que pour le poème lui-même: cf. I like Ike.

[Le problème, encore une fois, semble avoir été mal posé. C’est en fait le message (et son référent) qui, au contraire, se trouvent fortement soulignés dans ce slogan publicitaire (I like Ike): il n’y a donc pas abolition du référent, mais plutôt double renvoi à celui-ci (à travers les signes linguistiques et à travers la figure de style)]

Ricoeur rappelle alors que la prévalence d’une fonction ne signifie pas l’abolition des autres.

[Je dirais plutôt que, dans le poème, la dénotation est redoublée par la connotation: il n’y a pas prévalence de la fonction poétique, mais subordination de cette fonction à la dénotation; dans le langage, la dénotation d’une phrase ne pourra s’estomper qu’en vue d’une fonction communicative prévalente: cf. les salutations (Tu vas bien? –Oui, je vais bien [réponse que l’on donne même si l’on va mal]), où la communication est plus importante que le contenu. Autrement, elle reste toujours présente.]

D’après Jakobson, dans la poésie, les relations de sens sont induites par cette récurrence de la forme phonique: une ‘équivalence sémantique’ résulterait de l’appel de rimes. [A moins que ce ne soit le contraire...: le sens conduirait l’écrivain à la recherche de récurrences phoniques.]

            L’accentuation du message pour lui-même oblitérerait donc la référence. «La projection du principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison est ce qui assure le relief du message» (p.282).

            [Mais si on accentue le message, n’accentue-t-on pas par là même le sens?]

            D’après Jakobson, ce qui arrive en poésie, ce n’est pas la suppression de la fonction référentielle mais son altération profonde par le jeu de l’ambiguïté: le destinateur est dédoublé (dans un poème, le destinateur est à la fois l’auteur et le je du héros lyrique) et le destinataire l’est également (c’est à la fois le vous du discours et le lecteur réel).

            Mais en fait, «ce n’est pas la référence dédoublée que considère le courant dominant de la critique littéraire, tant américaine qu’européenne, mais plus radicalement la ruine de la référence; ce thème, en effet, paraît mieux s’accorder avec le trait principal de la poésie, à savoir ‘[la] possibilité de réitération, immédiate ou différée, [la] réification du message poétique et de ses éléments constitutifs, [la] conversion du message en une chose qui dure’ (Jakobson, p.239)» (pp.282-283).

                [Le problème me semble mal posé: la poésie est en fait si décontextualisée (rarement y donne-t-on un prénom au je lyrique, au tu du poème), qu’elle se prête à toutes les recontextualisations possibles: un psaume, par exemple, peut être dit et répété par tout lecteur qui l’assume, et il sera toujours fortement référentiel, puisqu’il constitue en même temps une prière. Dans la poésie, la fonction communicative (émotive) prend le pas sur la référence, mais sans l’abolir. Le je, ici, maintenant de la poésie deviennent des ‘embrayeurs’, des signes permettant de réactualiser constamment le texte, de le rendre beaucoup plus ‘parlant’ qu’un roman ou un discours, parce qu’on peut constamment le lire pour communiquer ou pour épancher ses propres sentiments. C’est pourquoi la poésie renvoie en fait à une vérité atemporelle].

            Dans cette perspective, on a lancé toute une série de travaux visant à attribuer au symbolisme phonétique l’essentiel de ce qu’est la poésie. Dans ces conditions, la poésie convertirait le langage en matériau, œuvre pour elle-même. «Le jeu de miroirs entre le sens et le son absorbe en quelque sorte le mouvement du poème qui ne se dépense plus au-dehors, mais au-dedans» (p. 283).

            [Pas d’accord: la poésie ressemble plutôt à une formule magique, à un serment, toujours disponible, toujours efficace, toujours signifiante si on la récite].

            «Pour dire cette mutation du langage, Wimsatt a forgé l’expression très suggestive de Verbal Icon, qui rappelle non seulement Peirce, mais la tradition byzantine, pour laquelle l’icône est une chose. Le poème est une icône et non une chose. Le poème est» (p.283).

            [C’est oublier que l’icône byzantine est précisément un signe, beaucoup plus que ne le sont d’autres tableaux].

            «La plénitude sensible, sensuelle, du poème est celle des formes peintes ou sculptées. L’amalgame du sensuel et du logique assure la coalescence de l’expression et de l’impression dans la chose poétique. La signification poétique ainsi fusionnée avec son véhicule sensible devient cette réalité particulière et ‘thingy’ que nous appelons un poème» (p.283).

            Ce qui a poussé à nier qu’il y ait référence en poésie, c’est non seulement l’alliance sens / son mais aussi l’alliance sens / images.

            M. Hester, The Meaning of Poetic Metaphor, Mouton, La Haye, Paris, 1967:

            «La fusion du sens et du son n’est plus alors le phénomène central, mais l’occasion d’un déploiement imaginaire adhérent au sens; or, avec l’image, vient le moment fondamental de la ‘suspension’, de l’époché, dont Hester emprunte la notion à Husserl pour l’appliquer au jeu non référentiel de l’imagerie dans la stratégie poétique. L’abolition de la référence, propre à l’effet du sens poétique, est donc par excellence l’œuvre de l’époché qui rend possible le fonctionnement iconique du sense et des sensa, scellé par le fonctionnement iconique du sens et du son» (p.284).

           

            -Argument de critique littéraire

           

            Northrop Frye, Anatomie de la critique, Gallimard, 1970 (titre original: 1957):

            Cet auteur généralise à toute œuvre littéraire son analyse de la poésie.

            -dans le langage scientifique ou informatif, le discours est référentiel, il suit une direction centrifuge allant des mots vers les choses.

            -dans l’œuvre littéraire, la direction est centripète, allant des mots vers l’œuvre littéraire dans sa totalité.

            «Dans le discours littéraire, le symbole [unité discernable de sens] ne représente rien en dehors de lui-même, mais relie, au sein du discours, les parties au tout. Contrairement à la visée de vérité du discours descriptif, il faut dire que ‘le poète n’affirme jamais’» (p.284) [On confond ici deux domaines différents, celui de la sémantique, et celui de la pragmatique; à défaut d’affirmer purement et simplement, le poète en tout cas affirme en communiquant].

            «S’il fallait comparer la poésie avec autre chose qu’elle-même, ce serait avec les mathématiques. ‘L’œuvre du poète, comme celle du pur mathématicien, est conforme à la logique de ses hypothèses sans se rattacher à une réalité descriptive’» (p.284).

            [Cette comparaison semble mal venue, pour la simple raison que le poète utilise des mots et non des théorèmes; et ces mots du poète, contrairement aux théorèmes, ne peuvent pas ne pas signifier; Frye semble donc confondre fiction dénotée et absence de dénotation].

            Pour Frye, saisir le sens littéral d’un poème, c’est le comprendre en tant que poème dans sa totalité. «Sa signification est littéralement son modèle ou son intégralité» (p.285)

            ‘L’unité d’un poème est l’unité d’un état d’âme (mood)’ (Frye, 80).

           

            -Argument épistémologique

           

            Tout langage non descriptif doit être émotionnel, donc ressenti à l’intérieur du sujet.

            C’est l’argument qui dit qu’il n’y aurait pas de vérité hors d’une vérification possible; toute vérification serait empirique. Ce postulat impose:

            -l’alternative entre ‘cognitif’ et ‘émotionnel’

            -l’alternative entre ‘dénotatif’ et ‘connotatif’

            C’est ce qui se passe avec la Nouvelle Rhétorique: ce mouvement opère une confusion entre la théorie de la littérature et l’épistémologie positiviste. Ce point rappelle la notion de ‘discours opaque’ chère à Todorov, qui est ici identifiée à celle de ‘discours sans référence’.

            En face du discours transparent, ‘il y a le discours opaque qui est si bien couvert de dessins et de figures qu’il ne laisse rien entrevoir derrière: ce serait un langage qui ne renvoie à aucune réalité, qui se satisfait à lui-même’. (T. Todorov, Littérature et Signification, Larousse, 1967, p. 102).

            Pour J. Cohen (Structure du langage poétique, 205): ‘La fonction de la prose est dénotative, la fonction de la poésie est connotative’.

            Dans la Rhétorique Générale du Groupe Mu le même problème est abordé (‘l’Ethos des figures’, p.24). «L’esquisse de la théorie de l’Ethos (145-156) permet d’anticiper une étude essentiellement axée sur la réponse du lecteur ou de l’auditeur, où les métaboles sont dans la position de stimuli, de signaux, motivant une impression subjective. Or, parmi les effets produits par le discours figuré, l’effet primordial ‘est de déclencher la perception de la littéralité (au sens large) du texte où elle s’insère’ (148)» (p.287). Mais il n’y aurait pas pour autant de rapport nécessaire entre la structure d’une figure et son Ethos.

           

            3) Une théorie de la dénotation généralisée

           

            Sans nier la thèse qui précède, Ricoeur en propose une autre qui prend appui sur elle. «[la thèse de Ricoeur] pose que la suspension de la référence, au sens défini par les normes du discours descriptif, est la condition négative pour que soit dégagé un mode plus fondamental de référence, que c’est la tâche de l’interprétation d’expliciter» (p.288).

            La recherche d’une autre référence se retrouve dans la notion d’hypothétique de Northrop Frye:

            «Le poème n’est ni vrai ni faux mais hypothétique. Mais ‘l’hypothèse poétique’ n’est pas l’hypothèse mathématique; c’est la proposition d’un monde sur le mode imaginaire, fictif. Ainsi la suspension de la référence réelle est la condition d’accès à la référence sur le mode virtuel» (p.288) La poésie suscite donc un autre monde, qui correspond à des possibilités autres d’exister.

            «C’est dans l’analyse même de l’énoncé métaphorique que doit s’enraciner une conception référentielle du langage poétique qui tienne compte de l’abolition de la référence du langage ordinaire et se règle sur le concept de référence dédoublée» (p.289).

            Quel est donc le sens de l’énoncé métaphorique?

            1) Il faut partir de l’échec de l’interprétation littérale de l’énoncé (impertinence sémantique): d’où l’auto-destruction du sens, l’effondrement de la référence primaire

            2) Il y a en même temps une innovation de sens au niveau de l’énoncé entier obtenue par la torsion du sens littéral des mots, ce qui conduit à la ‘métaphore vive’.

            «L’interprétation métaphorique, en faisant surgir une nouvelle pertinence sémantique sur les ruines du sens littéral, suscite aussi une nouvelle visée référentielle, à la faveur même de l’abolition de la référence correspondant à l’interprétation littérale de l’énoncé» (p.289).

            «la classification antérieure, liée à l’usage antérieure des mots, résiste et crée une sorte de vision stéréoscopique où le nouvel état de choses n’est perçu que dans l’épaisseur de l’état de choses disloqué par la méprise catégoriale» (p.290).

            Nelson Goodman, Languages of Art, an Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, 1968:

            -Cet auteur remplace toutes les opérations symboliques dans le cadre d’une unique opération: la fonction de référence par laquelle un symbole vaut pour.

            -Dans son 1er chapitre (Reality remade), Goodman explique comment les systèmes symboliques font et refont le monde.

            -Goodman refuse de distinguer entre le cognitif et l’émotif: «dans l’expérience esthétique, les émotions fonctionnent de façon cognitive» (Goodman, p. 248).

            -Il distingue alors 4 symptômes de l’esthétique:

            la densité syntactique et sémantique; la repleteness syntactique; le fait de ‘montrer’ par opposition au ‘dire’; la monstration par exemplification.

            L’excellence esthétique est une excellence cognitive.

            -Il y a deux manières de référer: par dénotation (ex.: ‘c’est long’) et par exemplification (ex.: ‘c’est loooooong’, où la longueur du mot effectivement prononcé exemplifie l’idée de ‘longueur’).

            La dénotation inclut à la fois ce que fait l’art (représenter quelque chose) et ce que fait le langage (décrire). Représenter, ce n’est donc pas imiter par ressemblance, copier; c’est plutôt une relation comme celle que l’on a entre un prédicat et ce à quoi il s’applique.

            «Mais si représenter c’est dénoter et si par la dénotation nos systèmes symboliques ‘refont la réalité’ [est-ce là un préjugé dérivé de l’immanentisme?], alors la représentation est un des modes par lesquels la nature devient un produit de l’art et du discours» (pp. 292.294) C’est pourquoi la représentation peut dépeindre un inexistant (la licorne). «En termes de dénotation, il s’agit d’une dénotation nulle, à distinguer de la dénotation multiple (l’aigle dessiné dans le dictionnaire pour dépeindre tous les aigles), et de la dénotation singulière (le portrait de tel ou tel individu)» (p.294).

            «Représentation ou description, par la manière dont elles classent ou sont classées, sont aptes à faire ou à marquer des connexions, à analyser des objets, bref à organiser le monde» (Goodman, 32).

           

            1er cas de figure: référence = dénotation

            L’orientation du concept de référence pour Goodman va alors du symbole vers la chose: c’est un placement d’ ‘étiquettes’ sur des occurrences.

            «On remarquera en passant que le choix du terme ‘étiquette’ convient bien au nominalisme conventionnaliste de Goodman: il n’y a pas d’essences fixes qui donnent une teneur de sens aux symboles verbaux ou non verbaux; la théorie de la métaphore en sera du même coup facilitée: car il est plus facile de déplacer une étiquette que de réformer une essence; seule résiste la coutume !» (pp. 294-295).

            [Le terme est lâché par Ricoeur: le problème de la théorie goodmanienne, c’est sa dérive nominaliste]

           

            2e cas de figure: référence = exemplification

            Le mouvement va alors de la chose vers le symbole: on est en présence d’un ‘échantillon’: la signification est désignée comme l’élément que possède une occurrence.

            «La métaphore est atteinte au moyen d’exemples où il est dit que tel tableau qui possède la couleur grise exprime la tristesse. Autrement dit, la métaphore concerne le fonctionnement inversé de la référence à quoi elle ajoute une opération de transfert» (p.295).

            «Posséder le gris, pour une figure peinte, c’est dire que c’est un exemple de gris; mais dire que ceci est un exemple de gris, c’est dire que le gris s’applique à...ceci, donc le dénote. La relation de dénotation est donc inversée: le tableau dénote ce qu’il décrit; mais la couleur grise est dénotée par le prédicat gris. Si donc posséder c’est exemplifier, la possession ne diffère de la référence que par sa direction» (p.295).

            L’échantillon possède les caractéristiques désignées par l’étiquette: il est dénoté par ce qu’il exemplifie. La théorie de Goodman permet d’amarrer la métaphore à la théorie de la référence. Qu’est-ce qu’une possession transférée? Partons de l’exemple:

            Si je dis que ‘la peinture est littéralement grise’, c’est là un fait, un état de choses, le corrélat d’un acte prédicatif.

            Si je dis que ‘la peinture est métaphoriquement triste’, c’est là une figure, un usage prédicatif dans une dénotation inversée (possession-exemplification).

            «‘Fait’ et ‘figure’ sont donc des manières différentes d’appliquer des prédicats, d’échantillonner des étiquettes» (p.296).

            ‘Appliquer une vieille étiquette d’une façon nouvelle, c’est enseigner de nouveaux tours à un vieux mot; la métaphore c’est une idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant’ (Goodman, 69). C’est ‘un second mariage, heureux et rajeunissant, bien que passible de bigamie.’ (73).

            C’est là l’essentiel de la théorie de l’énoncé-métaphore chère à Richards, Beardsley et Turbayne, mais dans une théorie de la référence et pas seulement du sens.

            «La métaphore développe son pouvoir de réorganiser la vision des choses lorsque c’est un ‘règne’ entier qui est transposé: par exemple les sons dans l’ordre visuel; parler de la sonorité d’une peinture, ce n’est plus faire émigrer un prédicat isolé, mais assurer l’incursion d’un règne entier sur un territoire étranger; le fameux ‘transport’ devient une migration conceptuelle, telle une expédition outre-mer avec armes et bagages. Le point intéressant est celui-ci: l’organisation effectuée dans le royaume étranger se trouve guidée par l’emploi du réseau entier dans le royaume d’origine (...) La loi d’emploi des schèmes est la règle du ‘précédent’ (...)» (p.297).

            Le nominalisme de Goodman va lui interdire de chercher des affinités dans la nature des choses: la métaphore crée la ressemblance plutôt qu’elle ne l’exprime.

            A cause de sa perspective nominaliste, pour Goodman la question de l’application métaphorique ne diffère pas substantiellement de celle de l’application littérale:

            -l’application littérale est celle qui a reçu l’aval de l’usage

            -l’application métaphorique est celle qui est insolite

            On peut donc résumer la théorie de Goodman en disant que pour lui:

            a) l’exemplification est l’inverse de la dénotation

            b) la possession est une exemplification

            c) l’expression est le transfert métaphorique de la possession

            d) la série dénotation-exemplification-possession doit être considérée à la fois dans:

            -l’ordre des symboles verbaux (description)

            -et l’ordre des symboles non verbaux (représentation)

            «Ce qu’on appelle expression est une possession métaphorique d’ordre représentatif. Dans l’exemple considéré, la peinture triste est un cas de possession métaphorique d’un ‘échantillon’ représentatif, qui exemplifie une ‘étiquette’ représentative» (p.299).

            ‘Ce qui est exprimé est métaphoriquement exemplifié’ (85).

            «C’est ainsi que Languages of Art rattache par de solides amarres la métaphore verbale et l’expression métaphorique non verbale au plan de la référence. L’auteur y réussit en ordonnant de façon réglée les catégories maîtresses de la référence: dénotation et exemplification (étiquette et échantillon), description et représentation (symboles verbaux et non verbaux), possession et expression (littéral et métaphorique)» (p.300).

           

            Voici maintenant la position de Ricoeur, formulée à partir des catégories de N. Goodman:

            1) La distinction entre dénotation et connotation (comprise comme les effets associatifs/émotionnels sans valeur référentielle) n’est pas un principe valable de différenciation de la fonction poétique. «La poésie, en tant que système symbolique, comporte une fonction référentielle au même titre que le discours descriptif» (p.300).

            2) Les sensa (sons, images, sentiments) qui adhérent au sens d’une poésie, sont des représentations et non pas des descriptions; elles ne dénotent pas: elles exemplifient et transfèrent la possession.

            3) «Les qualités poétiques [sensa], en tant que transférées, ajoutent à la configuration du monde; elles sont ‘vraies’, dans la mesure où elles sont ‘appropriées’, c’est-à-dire dans la mesure où elles joignent la convenance à la nouveauté, l’évidence à la surprise» (p.300)

            Cette position est assortie de quelques remarques complémentaires:

            Ad 1) Il faut souligner l’éclipse d’un mode référentiel [le sens littéral] en tant que condition d’émergence d’un autre mode référentiel. «C’est cette éclipse de la dénotation primaire que la théorie de la connotation avait en vue, sans comprendre que ce qu’elle appelait connotation était encore référentiel à sa façon» (p.301).

            Ad 2) C’est par des fictions heuristiques (comme cette question typique chez un lecteur: «qu’a-t-il voulu dire, l’auteur?») que le discours poétique vise la réalité. La valeur de ces fictions est proportionnelle au degré de dénégation de la référence littérale.

            Ad 3) Critique du nominalisme de Goodman:

            «La ‘convenance’, le caractère ‘approprié’ de certains prédicats verbaux et non verbaux ne sont-ils pas l’indice que le langage a non seulement organisé autrement la réalité, mais qu’il a rendu manifeste une manière d’être des choses qui, à la faveur de l’innovation sémantique, est portée au langage? L’énigme du discours métaphorique c’est, semble-t-il, qu’il ‘invente’ au double sens du mot: ce qu’il crée, il le découvre; et ce qu’il trouve, il l’invente» (p.301).

           

            4) Modèle et métaphore

           

            Max Black, Models and Archetyps, in Models and Metaphors, Ithaca, 1962

            Voici l’argument central de cet ouvrage: du point de vue de la relation au réel, la métaphore est au langage poétique ce que le modèle est au langage scientifique. Le modèle est un instrument heuristique qui vise à briser une interprétation inadéquate et à frayer la voie à une interprétation nouvelle, un instrument de re-description. «Le modèle appartient non à la logique de la preuve, mais à la logique de la découverte».

            Il y a 3 niveaux de modèles:

            1) les modèles à l’échelle (ex.: maquette de navire). On peut lire sur le modèle les propriétés de l’original. La fidélité à l’original tient uniquement à ses traits pertinents. Il correspond à l’icône chez Peirce.

            2) les modèles analogues (ex.: modèles hydrauliques de systèmes économiques). Ils impliquent un changement de médium mais opèrent cependant une représentation de la structure de l’original. «Le modèle et l’original se ressemblent par la structure et non par un mode d’apparence» (p.303).

            3) les modèles théoriques (ex.: représentation d’un champ électrique en fonction des propriétés d’un fluide imaginaire incompressible). Ils impliquent une identité de structure. Ils introduisent un langage nouveau dans lequel l’original est décrit sans être construit. «L’important n’est pas que l’on ait quelque chose à voir mentalement, mais que l’on puisse opérer sur un objet, d’une part mieux connu - et en ce sens plus familier-, d’autre part riche en implications -et en ce sens fécond au plan de l’hypothèse» (p.303).

           

Réponse de Ricoeur

               

La question qui se pose n’est pas de type existentiel (‘est-ce-que le modèle théorique existe?’), mais c’est une question sur les règles d’interprétation et sur l’identification des traits pertinents.

            On a ici un isomorphisme entre la réalité originale et la réalité décrite (le modèle): «l’imagination scientifique consiste à voir de nouvelles connexions par le détour de cette chose ‘décrite’» (p.304) L’explication théorétique est une redescription métaphorique de ce que l’on cherche à expliquer. Avec cette théorie du modèle, on confirme les traits déjà reconnus à la métaphore: l’interaction prédicat-sujet; la valeur cognitive de l’énoncé; l’information nouvelle; la non-traductibilité; l’inépuisabilité par paraphrase.

            Mais le modèle ne saurait être réduit à un expédient psychique:

            -le répondant exact du modèle serait, côté poétique, la métaphore continuée (déployabilité systématique): en effet, la métaphore constitue à la fois une percée en profondeur (métaphores radicales) et en extension (métaphores inter-connectées).

            -on met en relief la connexion qui existe entre fonction heuristique et description: il y a un rapport entre mythos (radicalité, organisation en réseau) et fiction heuristique tout comme entre mimesis et redescription.

            «La métaphoricité n’est pas seulement un trait de la lexis, mais du mythos lui-même, et cette métaphoricité consiste, comme celle des modèles, à décrire un domaine moins connu -la réalité humaine- en fonction des relations d’un domaine fictif mais mieux connu -la fable tragique-, en usant de toutes les vertus de ‘déployabilité systématique’ contenues dans cette fable»(p.308) «Si la tragédie n’atteint son effet de mimesis que par l’invention du mythos, le mythos est au service de la mimesis et de son caractère foncièrement dénotatif; pour parler comme Mary Hesse, la mimesis est le nom de la ‘référence métaphorique’. Ce que Aristote lui-même soulignait par ce paradoxe: la poésie est plus proche de l’essence que n’est l’histoire, laquelle se meut dans l’accidentel» (p.308).

            La mimésis est donc la dimension dénotative du mythos, qui constitue la métaphore de la fable. «La jonction entre mythos et mimesis est l’œuvre de toute poésie» (p.308).

            Le mythos est le mood (état d’âme) de N. Frye puisqu’il est l’ ‘hypothétique’ que le poème crée. Il y aurait donc à la fois mythos lyrique, dans le poème, et mimesis lyrique (redescription lyrique, permettant de ‘voir comme’, de ‘sentir comme’).

            «Le mouvement ‘vers le dedans’ du poème ne saurait donc être opposé purement et simplement au mouvement ‘vers le dehors’; il désigne seulement le décrochage de la référence coutumière, l’élévation du sentiment à l’hypothétique, la création d’une fiction affective; mais la mimesis lyrique, qu’on peut tenir, si l’on veut, pour un mouvement ‘vers le dehors’, est l’œuvre même du mythos lyrique, elle résulte de ce que le mood n’est pas moins heuristique que la fiction en forme de récit. Le paradoxe du poétique tient tout entier en ceci que l’élévation du sentiment à la fiction est la condition de son redéploiement mimétique. Seule une humeur mythisée ouvre et découvre un monde» (p.309).

            «Si cette fonction heuristique du mood se fait si difficilement reconnaître, c’est sans doute parce que la ‘représentation’ est devenue l’unique canal de la connaissance et le modèle de tout rapport entre le sujet et l’objet. Or le sentiment est ontologique d’une autre manière que le rapport à distance, il fait participer à la chose» (p.309, et cf. Ricoeur, L’homme faillible IVe partie: ‘La fragilité affective’).

           

            5) Vers le concept de ‘vérité métaphorique’

           

            1: Fonction poétique et fonction rhétorique se distinguent clairement quand on relie fiction et redescription:

            -la fonction rhétorique vise à persuader par des ornements qui plaisent: elle fait valoir le discours pour lui-même.

            -la fonction poétique vise à redécrire la réalité par le chemin de la fiction heuristique.

            2: La métaphore est une stratégie de discours dans laquelle le langage délaisse la fonction de description directe et libère sa fonction de découverte (niveau mythique).

            3: La vérité métaphorique désignerait l’intention réaliste qui s’attache au pouvoir de redescription du langage poétique.

            Ce troisième point implique que la notion de tension soit appliquée non plus au sens mais à la référence.

a) 1er mouvement: véhémence ou naïveté ontologique, croyance: la métaphore est.

b) 2e mouvement: la métaphore n’est pas: elle est comme si.

 

            Turbayne, The Myth of Metaphor, Yale University Press, 1962:

            Il y a une différence entre l’usage valide de la métaphore et l’abus (qu’il appelle le mythe et qui correspond à la naïveté ontologique).

            Le mythe, c’est à la fois la poésie et la croyance (c’est-à-dire, la métaphore à la lettre). La croyance est entraînée d’un ‘faire semblant’ à l’‘intention’ correspondante, puis, de là, au ‘faire-croire’. Turbayne réfléchit plus volontiers sur les modèles scientifiques que sur les métaphores poétiques. Il faut donc faire surgir le ‘comme si’, la marque virtuelle (non marquée par la grammaire, qui dit seulement est, alors que la métaphore n’est pas) du ‘faire semblant’, immanent au ‘croire’ et au ‘faire croire’.

            La métaphore est donc également un masque qui déguise: elle porte à une confusion catégoriale. «Nous ne pouvons pas dire ce qu’est la réalité, mais seulement comme quoi elle nous apparaît» (Turbayne, 64).

           

            Critique de Turbayne par Ricoeur:

 

            «Les limites de la thèse de Turbayne tiennent à la spécificité des exemples qui concernent ce qui est le moins transposable du modèle à la métaphore». (p.318).

            -Cet auteur traite constamment de faits, de vérité vérifiable, alors même qu’il veut critiquer le positivisme. Or il semble que le langage poétique fasse une percée au niveau préscientifique où les notions de fait, d’objet, de réalité, de vérité, sont mises en question à la faveur du vacillement de la référence littérale.

            -D’autre part, alors que Turbayne traite de métaphores manipulables (usage, abus, nouvel usage), l’expérience poétique montre que l’on est saisi plutôt que l’on ne saisit: le ‘comme si’ admet mal une maîtrise délibérée. Le mythe démythisé n’a plus de puissance en tant que parole.

            En fait, dans l’expérience de la création poétique, il y a deux faces:

            -d’une part la vision de la chose signifiée perce au-delà du découpage traditionnel de la réalité,

            -de l’autre le sujet s’auto-implique dans la métaphore au point de ne plus voir le ‘comme si’, de sorte que la dimension créatrice du langage est en consonance avec les aspects créateurs de la réalité elle-même.

            «Peut-on créer des métaphores sans y croire et sans croire que, d’une certaine façon, cela est? C’est donc la relation même, et non pas seulement ses extrêmes, qui est en cause: entre le ‘comme si’ de l’hypothèse consciente d’elle-même et les faits ‘comme quoi ils nous semblent’, c’est encore le concept de vérité-adéquation qui règne» (p.319).

           

            Douglas Berggren, The Use and Abuse of Metaphor, Review of Metaphysics, 16, I (déc. 1962), pp. 227-258, II (mars 1963), pp. 450-472:

            -Ce chercheur tente d’arbitrer entre la naïveté ontologique et la critique de la métaphore mythifiée. Il transporte la théorie de la tension (qui est propre à l’énoncé métaphorique) sur le plan de la vérité, et parle de tension entre vérité métaphorique et vérité littérale (Berggren, 245).

            Les schèmes poétiques sont le portrait de la vie intérieure du poète, tandis que les textures poétiques sont le portrait de la physionomie du monde.

            Ces tensions, dont nous avons parlé, affectent, pour Berggren, à la fois le sens et la valeur de vérité des assertions poétiques sur les ‘schèmes’ et les ‘textures’. «Les poètes eux-mêmes, dit-il, ‘semblent parfois penser que ce qu’ils font, ce sont en un certain sens, des assertions vraies’ (249)» (p.320).

            L’objectivité phénoménologique du sentiment est inséparable de la structure tensionnelle propre à la vérité que l’on rencontre dans les énoncés métaphoriques qui construisent le monde par le sentiment. Si la réalité texturale est possible, cela implique qu’il y a une vérité métaphorique des schèmes poétiques.

           

            Réaction de Ricoeur:

Il y a donc un paradoxe quand on parle du concept métaphorique de vérité:

            On ne peut rendre justice à la notion de vérité métaphorique sans inclure la pointe critique du ‘n’est pas’ (littéralement) dans la véhémence ontologique du ‘est’ (métaphoriquement). L’affirmation ontologique obéit au principe de tension et à la loi de la ‘vision stéréoscopique’: la tension entre le même et l’autre est donc marquée dans la copule relationnelle (verbe être).

           

VIIIème étude: Métaphore et discours philosophique

           

            Questions posées:

            1) «quelle philosophie est impliquée dans le mouvement qui porte la recherche de la rhétorique à la sémantique et du sens vers la référence?» (p. 323)

            2) Est-ce que les différents modes de discours (poétique, scientifique, religieux, spéculatif...) ont une unité? Il semble qu’il y ait discontinuité entre le discours spéculatif et les autres types de discours, surtout poétique, malgré les cas d’intersection possibles.

           

            1) La métaphore et l’équivocité de l’être: Aristote

            1er contre-exemple opposé à l’hypothèse d’une différence entre discours philosophique et discours poétique: le concept d’unité analogique entre les multiples significations de l’être.

            Or le mot analogie semble appartenir aux deux discours, puisque dans la métaphore il y a déjà une tension entre univocité et équivocité. Aristote parlait déjà de ‘métaphore analogique ou proportionnelle’ (4e espèce de métaphore).

            En fait, il faut partir de l’écart entre philosophie et poésie qu’Aristote a institué dans le Traité des Catégories, ainsi que dans les livres 3, 5, 6 et 11 de sa Métaphysique. On y trouve une théorie non métaphorique de l’analogie.

            La Métaphysique pose la question: ‘qu’est-ce que l’être?’: «Le hors-jeu de cette question par rapport à tous les jeux de langage, est total» (p.326).

            Il y a une différence entre la plurivocité du discours philosophique (significations multiples de l’être) et le sens multiple de l’énonciation métaphorique. Dans le cas du discours philosophique, en effet, il y a un terme premier (ousia) et une filiation des autres termes par rapport au terme premier. Dans le discours philosophique, par conséquent, il y a des extensions de sens réglées, alors que dans le discours poétique il y a des extensions de sens inédites.

            La participation platonicienne, elle, n’est que métaphorique (Métaphysique, A, 9, 991 a 19-22).

            La 1ère objection que l’on ait faite au Traité des Catégories est celle d’E. Benveniste, Problèmes de Linguistique générale I, Gallimard 1966, pp.63-74:

            Aristote, «raisonnant d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la langue dans laquelle il pense» (Benveniste, p.66). «La corrélation établie par E. Benveniste est indiscutable, aussi longtemps qu’on considère seulement le trajet qui va des catégories d’Aristote, telles que celui-ci les énumère, en direction des catégories de langue» (p.328).

            Il faudrait procéder en fait au trajet inverse: pour Benveniste, le tableau complet des catégories de pensée n’est que la transposition des catégories de langue. La notion d’être serait le concept qui reflète la richesse d’emploi du verbe être.

            Au début du Traité des Catégories, qui se tient au plan de la prédication, on distingue:

            -les Homonymes: choses qui ont en commun l’onoma, mais pas le logos.

            -les Synonymes: choses qui ont en commun l’onoma, et le logos [sic? A-t-il mal lu Aristote? On attendrait: ‘qui ont en commun le logos mais pas l’onoma’].

            -les Paronymes: celles qui diffèrent par le cas ou la terminaison mais reçoivent leur appellation d’après leur nom (ex.: grammaire> grammairien).

            Il y a donc une classe intermédiaire entre expressions équivoques et expressions univoques. La distinction d’Aristote porte sur les choses nommées et non sur les significations.

            Au § 2 du Traité, on distingue entre être-dit de (‘homme’ est dit de ‘Socrate’).

            et être-dans (‘musicien’, accident de la substance ‘Socrate’)

            Il n’y a que la relation dit-de qui permette l’attribution synonymique. L’analogie est mise en jeu en ceci que les modalités syntaxiques de la copule se diversifient en affaiblissant constamment le sens de la copule: on va de la prédication essentielle primordiale (qui seule a un sens synonymique) vers la prédication accidentelle dérivée.

            Dans les §§ 3 à 9 du même traité, la suite des catégories est construite selon un modèle non linguistique.

            «L’analogie désigne virtuellement cet affaiblissement progressif de la précision de la fonction prédicative, à mesure qu’on passe de la prédication primordiale à la prédication dérivée, et de la prédication essentielle à la prédication accidentelle (qui est paronymique).

            Ce qu’on appellera ultérieurement analogie d’attribution est ce lien de dérivation progressivement relâché qu’Aristote délimite, d’une part, par la prédication essentielle, qui seule donne lieu aux formes exactes ou approximatives de proportionnalité (auxquelles, on le verra, Aristote réserve le terme d’analogie), d’autre part, par l’homonymie pure et simple ou équivocité» (p.332).

Cela dit, Aristote ne nomme pas ‘analogie’ ce lien de dérivation relâché.

           

            P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, PUF, 1962:

            Le problème, c’est que l’être n’est pas un genre, et on ne voit pas comment on peut attribuer la substance seconde à la substance première puisqu’elle n’est pas l’élément d’un ensemble ni la partie d’un tout. Cette attribution est en fait une donnée intuitive ultime (sens: inhérence / proportion / proportionnalité). L’opacité de cette attribution suggère l’analogie. «C’est parce que l’ontologie vise une science non générique de l’être que son échec même est spécifique», d’après Aubenque (p.334).

En fait «la disproportion même de l’analyse [échec de l’ontologie qui ne saurait atteindre une science non générique de l’être] et de l’idéal témoigne de la visée sémantique à partir de laquelle peut être recherché quelque chose comme une visée non générique de l’être» (p.335) L’analogie s’est donc imposée comme solution à l’aporie centrale du discours ontologique.

Selon Aubenque, dans sa Métaphysique E, 1, Aristote applique sa notion d’un renvoi à un terme premier non plus à la suite des significations de l’être mais à la hiérarchie même des êtres. C’est alors l’ousia divine qui devient le terme éminent. Le divin est indivisible; il ne donne donc pas place à l’attribution et ne donne lieu qu’à des négations.

            [Mais est-ce qu’attribuer implique de diviser? Si l’on retient la notion de participation de l’être, telle qu’elle est définie par S. Thomas, l’affirmation d’Aubenque n’a plus de sens].

Par ailleurs, poursuit Aubenque, la diversité des significations de l’être ne peut s’appliquer qu’à des choses physiques où on peut distinguer entre substance, qualité, quantité... «En dernière analyse, le mouvement est la différence qui rend impossible, dans son principe, l’unité de l’être, et qui fait que l’être est affecté par la division entre l’essence et l’accident» (p.337) La prédication s’établirait sur la dissociation physique introduite par le mouvement.

La tâche que s’est assignée Aristote, c’est de penser ensemble «l’unité horizontale des significations de l’être et l’unité verticale des êtres» (p. 337) Le point où les deux problématiques se croisent, c’est l’ousia (1ère catégorie dans le discours attributif, unique sens de l’être divin).

Métaphysique, livre 11, 5, 1071a 33-35:

-«les causes de toutes choses sont ... les mêmes par analogie»

-la primauté de l’ousia divine est sous-jacente à l’unité catégoriale de l’être.

- C’est parce que la cause ultime est première en entéléchie qu’elle est aussi la cause de toutes choses.

Peut-il exister une communauté de l’être, qui soit non générique et qui arrache le discours de l’être à sa condition aporétique?

[Toute cette discussion me semble oiseuse, bien plus logique et déductive, que métaphysique et inductive].

Jusqu'à quel point la référence à un terme premier est-elle pensable? Quelle sorte de relation engendre-t-on, quand on parle de cette référence? On a un terme de comparaison avec la notion mathématique d’analogie de proportion.

 

Critique de Ricoeur aux thèses d’Aubenque:

 

En fait, l’analogie doit être posée en termes d’intersection de discours. «L’application du concept d’analogie à la série des significations de l’être est, elle aussi, en effet, un cas d’intersection entre sphères de discours» (p.339).

Chez Aristote, en tout cas, le concept pur d’analogie n’a rien à voir avec la question des catégories. On est peut être justifié à considérer que l’analogie est une pseudo-science. Mais l’analogie, lorsqu’elle entre dans la problématique de l’être, revêt une fonction transcendentale. «Du même coup, [le concept d’analogie] ne revient jamais à la poésie, mais préserve à l’égard de celle-ci l’écart initial engendré par la question: qu’est-ce que l’être?» (p.340).

Dans les textes d’Aristote, on passe insensiblement de l’analogie de proportion (A est à B ce que C est à D: cf. Ethique à Nicomaque, V, 6, à propos de la justice distributive) à une analogie d’attribution (Métaphysique, 11, 4 et 5: où l’analogie est appliquée au problème de l’identité des principes et des éléments appartenant à des catégories différentes). C’est ce que l’on observe dans l’Ethique à Nicomaque I, 4, 1096b, 27-28: sain se dit à la fois de la cause de la santé, du signe de la santé, et du sujet de la santé. Dans ce dernier cas, en effet, l’analogie porte sur les termes mêmes (les catégories) dans lesquels les ‘principes’ (forme, privation et matière) se retrouvent par analogie. «Ce qui est en question, c’est la façon dont les termes eux-mêmes se rapportent les uns aux autres, la référence ad unum se bornant à établir une dominance (le terme premier) et une hiérarchie (le renvoi au terme premier)» (p.342).

Ricoeur assume la critique de l’analogie aristotélicienne que l’on rencontre chez Aubenque:

-si l’on parle d’analogie attributive, ce n’est pas scientifique, parce que les différents êtres n’ont pas entre eux d’emboîtement générique. La substance, être hiérarchiquement premier, n’est que substance concrète. Or il n’y a de science que du générique.

[En fait, il faudrait plutôt dire que la métaphysique est une science différente des autres en cela même qu’elle touche à l’être. Or les différents êtres ont un emboîtement, dans l’esse et non pas dans la substance. L’esse est non un genre, mais un acte participé. C’est là l’apport de S. Thomas].

«Si le Traité des Catégories a pu ainsi être remis sans relâche en chantier [dans l’histoire de la philosophie], c’est parce que, une fois, a été pensée la différence entre l’analogie de l’être et la métaphore poétique» (p.343).

En fait, lorsque le Traité des Catégories intercale les paronymes (=homonymes non accidentels) entre les synonymes et les homonymes, il ouvre une nouvelle possibilité pour le discours philosophique. Des paronymes à la référence pros hen des 3e et 5e livres de la Métaphysique, il y a une chaîne continue. «La nouvelle possibilité de penser ainsi ouverte était celle d’une ressemblance non métaphorique et proprement transcendentale entre les significations premières de l’être» (p.343).

-Parce qu’elle rompt avec la poétique, cette ressemblance purement transcendentale est vouée à l’échec: il faut penser autrement que par science (id est que par genre).

Ce qui est acquis, en revanche, c’est la différence entre analogie transcendentale et ressemblance poétique.

Il faudrait penser le lien non générique de l’être autrement qu’en termes d’analogie.

 

2) La métaphore et ‘l’analogia entis’: l’onto-théologie.

 

Le 2e contre-exemple opposé à l’hypothèse d’une différence entre discours philosophique et discours poétique est celui du mode de discours représentant un mixte d’ontologie et de théologie: l’onto-théologie (nom établi par Heidegger, qui suit Kant). En effet, l’analogia entis a atteint son plein développement au sein de l’onto-théologie.

Il faut se rappeler en effet la doctrine thomiste de l’analogie. L’enjeu, c’est de pouvoir étendre à la question des noms divins la problématique de l’analogie suscitée par l’équivocité de la notion d’être. Chez Aristote, tout comme chez S. Thomas, il s’agit de se frayer une voie moyenne entre deux impossibilités:

Aristote veut échapper à l’alternative entre l’unité générique de l’être et la dissimilation de ses significations. C’est pourquoi il fait référence à un terme premier.

S. Thomas, lui, veut échapper à l’alternative entre,

-d’une part, un discours commun à Dieu et aux créatures qui ruinerait la transcendance divine

-et, de l’autre, l’incommunicabilité totale des significations entre les deux plans qui condamnerait le philosophe à l’agnosticisme.

C’est pourquoi il opère une extension à la théologie du concept d’analogie par l’attribution analogue (à mi-chemin entre attribution univoque et attribution équivoque). Cette notion, il la tire de l’aristotélisme arabe.

«La doctrine de l’analogie de l’être est née de cette ambition d’embrasser dans une unique doctrine le rapport horizontal des catégories à la substance et le rapport vertical des choses créées au Créateur» (pp.345-346) «La source principale de toutes les difficultés tient à la nécessité de soutenir la prédication analogique par une ontologie de la participation» (p.347).

L’analogie est une notion d’ordre conceptuel (au niveau des noms et des prédicats). La condition de possibilité de l’analogie, elle, se trouve dans la communication même de l’être, dans la notion de participation. «Participer c’est, d’une manière approximative, avoir partiellement ce qu’un autre possède pleinement» (p.347) La découverte de l’être comme acte est la clé de voûte ontologique de la théorie de l’analogie.

S. Thomas, dans le De Veritate distingue deux sortes d’analogies:

1) la proportio: la mise en rapport de deux quantités de même espèce; tout rapport comportant une distance déterminée et un lien strict, c’est-à-dire, tout rapport direct et défini. Se rattache à la proportio le rapport de référence à un terme premier (cf. santé: rapport catégorial des accidents à la substance).

2) la proportionalitas: elle implique l’absence de rapport direct entre deux termes. Il y a seulement une similitudo proportionum: une ressemblance de rapports (ex.: 6 est à 3 ce que 4 est à 2; l’intellect est à l’âme ce que la vue est au corps).

Entre le créé et Dieu, la distance étant infinie, il n’y a pas de proportio, mais il peut y avoir proportionalitas: ce que la science divine est à Dieu, la science humaine l’est au créé. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas parler de causalité exemplaire (ressemblance de Dieu chez les créatures, par imitation, ce qui constituait le concept d’analogie propre à Albert le Grand et au premier S. Thomas, celui du Commentaire au Livre I des Sentences) dans la mesure où elle tombe sous le coup de la proportio.

Le problème, c’est que la proportionalitas ne rend pas justice à la communication d’être que la causalité créatrice donne à penser. «Le formalisme de la proportionalitas appauvrit le riche et complexe réseau qui circule entre participation, causalité et analogie» (p.350).

Dans la Summa Theologiae et la Summa contra Gentes, la notion d’Etre est conçue moins comme une forme que comme un acte (actus essendi).

«La causalité n’est plus alors la ressemblance de la copie au modèle, mais la communication d’un acte, l’acte étant à la fois ce que l’effet a en commun avec la cause et ce par quoi il ne s’identifie pas à elle» (p.350).

Il y a deux nouvelles sortes d’analogie (cf. De Potentia, qu.7, art. 6):

a) celle de deux choses à une troisième (ex.: la qualité et la quantité se rapportent l’une à l’autre en se rapportant à la substance): ce n’est pas ainsi que Dieu et le créé se rapportent à l’être

b) celle d’une chose à une autre (ex.: les accidents se rapportent immédiatement à la substance): c’est ainsi que le créé se rapporte au divin.

La faiblesse de cette théorie, c’est que la synthèse d’unité et de diversité requise par le discours est reportée dans la causalité efficiente elle-même: il faut donc penser la causalité elle-même comme analogique.

[Je ne vois pas où est le problème: on produit toujours quelque chose d’analogue à soi, ‘à notre image, selon notre ressemblance’].

«Si la causalité était unique, elle n’engendrerait que le même; si elle était purement équivoque, l’effet cesserait d’être semblable à son agent. La cause la plus hétérogène doit donc rester cause analogue.» (p.352)

Il y aurait un cercle vicieux de l’analogie:

«Dans le jeu du Dire et de l’Etre, quand le Dire est sur le point de succomber au silence sous le poids de l’hétérogénéité de l’être et des êtres, l’Etre lui-même relance le Dire par vertu des continuités sousterraines qui confèrent au Dire une extension analogique de ses significations. Mais, du même coup, analogie et participation sont placées dans une relation en miroir, l’unité conceptuelle et l’unité réelle se répondant exactement» (p. 352).

 

Ce cercle vicieux aurait été brisé par la critique de Hume et par la physique galiléenne. La dialectique de Kant en aurait tiré toutes les conséquences.

Il y a eu au fond un souci de marquer la différence entre analogie et métaphore.

C’est précisément au lieu de la plus grande proximité entre analogie et métaphore que la distinction entre les deux et plus nettement signalée, c’est-à-dire lorsque l’analogie est définie comme proportionnalité. On affirme en effet la différence entre l’attribution symbolique (Dieu est appelé lion, soleil..., où le nom apporte, avec quelque chose de sa signification principale, une matière qui ne saurait être attribuée à Dieu) et l’attribution transcendentale (‘bon’, ‘vrai’...qui permettent une définition sans défaut, indépendante de la matière quant à leur être).

L’attribution analogique s’oppose à l’attribution univoque ou générique

L’attribution analogique s’oppose au rapport de proportion (qui pourrait préserver quelque chose de commun précèdent et enveloppant Dieu et ses créatures)

Elle s’oppose aussi au rapport symbolique (qui comporte quelque chose du signifié principal dans le nom attribué à Dieu).

 

S. Thomas, Somme théologique I a, qu. 13, art. 6: question de la métaphore

«Les mêmes noms sont-ils attribués par priorité à la créature plutôt qu’à Dieu?»

Réponse de S. Thomas:

Dans la priorité selon la chose, on part de ce qui est premier en soi: Dieu. L’analogie se règle sur ce type de priorité: les noms qui visent l’essence de Dieu (bonté, sagesse) se disent par priorité de Dieu.

Dans la priorité selon la signification, on part de ce qui nous est le plus connu: les créatures. La métaphore se règle sur cette priorité: elle repose sur la similitude de proportion et elle est commune à la poésie et au discours biblique: ainsi, un «pré riant «, cela veut dire que ce pré est agréable quand il fleurit comme un homme l’est quand il rit. La signification des noms procède alors du domaine d’emprunt.

Dans le discours théologique, contrairement à la poésie et au langage biblique, l’ordre de la chose l’emporte sur l’ordre des significations.

[En fait, si l’on lit bien le texte de S. Thomas, dans les deux cas c’est l’ordre des choses qui l’emporte: celui de Dieu dans le premier cas et celui des créatures dans le second].

«Cet entrecroisement de deux modalités de transfert, selon l’ordre descendant de l’être et selon l’ordre ascendant des significations [ici, Ricoeur infléchit la thèse de S. Thomas: il faudrait plutôt dire ‘des créatures’], explique que se constituent des modalités mixtes de discours, dans lesquelles la métaphore proportionnelle et l’analogie transcendentale viennent cumuler leurs effets de sens. A la faveur de ce chiasme, le spéculatif verticalise la métaphore [ascension des significations d’après Ricoeur], tandis que le poétique donne un revêtement iconique [i.e. métaphorique] à l’analogie spéculative [allusion aux comparaisons utilisées par S. Thomas pour expliquer sa doctrine de la participation: référence au soleil, au feu]».(p.355).

On peut rapprocher ce point de la référence que fait S. Thomas au rapport d’éminence (doctrine sur la participation), à la fois pensé selon l’analogie, et exprimé selon la métaphore.

[Mais notre langage humain ne peut procéder autrement ! On ne peut confondre l’ordre de l’être et l’ordre du dire...En outre, la métaphore, chez S. Thomas, illustre le raisonnement spéculatif et le suit, sans s’y substituer].

Il y aurait donc chez Thomas une intersection entre plusieurs mouvances de discours.

Le procès métaphorique se focalise sur le mot; de même, c’est dans un caractère de la signification du mot que se focalise le jeu de l’analogie et de la métaphore.

Cf. ‘sage’, appliqué analogiquement à Dieu: chez l’homme, la sagesse est une perfection distincte des autres: on dit qu’elle circumscribit et qu’elle comprehendit la chose signifiée.

En Dieu, la sagesse s’identifie à son essence, à son être. Le terme ne circonscrit rien; la chose signifiée est ut incomprehensam, excedentem nominis significationem. «Par cet excès de signification, les prédicats attribués à Dieu gardent leur pouvoir de signifier, sans introduire en Dieu de distinction» (p.356) La res significata est donc en excès par rapport à la nominis significatio.

Ricoeur établit un rapprochement entre:

l’éclatement du nom et de sa signification dans les noms de Dieu

et l’extension de sens de l’énoncé métaphorique par laquelle les mots satisfont à l’attribution insolite.

C’est en ce sens que Ricoeur voit un effet de sens métaphorique dans l’analogie, qui aurait son origine dans l’opération prédicative elle-même: l’analogie reposerait sur la prédication de termes transcendantaux; tandis que la métaphore repose sur la prédication de significations qui apportent avec elles leur contenu matériel.

 

[Mais il y a une différence de taille.

Dans le premier cas, la perspective est essentiellement métaphysique: nos mots ne sauraient dire Dieu; l’analogie se fonde avant tout sur la participation ontologique et non pas sur la prédication: si l’on peut prédiquer le même du différent, c’est parce que la participation est réelle.

Dans le second, la perspective est à la fois sémantique et réelle: on étend le sens d’un mot en découvrant dans la chose une relation inédite. Il semble donc que Ricoeur interprète S. Thomas dans une perspective légèrement nominaliste].

 

3) Méta-phorique et méta-physique

 

Heidegger, Principe de raison (Gallimard, 1962, pp.112-128)

Cet ouvrage présente une attaque de la métaphore par Heidegger: cette attaque est plus présente dans ses déclarations contre la métaphore philosophique que dans l’usage qu’il en fait. L’adage clé est le suivant: ‘Le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur du métaphysique’.

Cela veut dire que la transgression propre à la métaphore et celle qu’opère la métaphysique (méta-physique: qui va au-delà de la physique) ne sont qu’un seul et même transfert. De cette remarque, Heidegger tire les conséquences suivantes:

a) l’ontologie de toute la tradition rhétorique serait celle de la métaphysique occidentale (type platonicien: l’âme va du visible vers l’invisible)

b) est méta-phorique ce qui opère un transport du sens propre vers le sens figuré

c) les transports a) et b) constituent une seule et même Über-tragung

 

Voici le contexte de l’adage d’Heidegger:

a) on peut voir (Sicht) une situation sans saisir (Einblick) ce qui est en jeu

La pensée doit saisir du regard ce qui s’entend (accentuation déterminante): penser, c’est entendre et voir, pour comprendre le lien entre est et sa raison d’être (Grund).

Heidegger parle donc ici de métaphores philosophiques et non poétiques.

b) Nous pourrions soulever une objection à la thèse d’Heidegger: cette phrase («penser = ‘entendre et voir’») ne peut s’entendre qu’au sens figuré, puisque d’un point de vue littéral elle semble incompréhensible. La phrase de Heidegger réclame donc une transposition (métaphore) de l’ouïe et de la vue dans la perception non sensible.

Or voici la réponse du philosophe: notre entendre et notre voir ne sont pas que sensibles. Donc la phrase «penser = ‘entendre et voir’» n’est pas seulement une métaphore.

Dans ce double contexte, Heidegger pose alors l’équivalence des deux transferts:

-le transfert métaphysique, qui va du sensible au non-sensible, et qui est déterminant pour la pensée occidentale

-le transfert métaphorique, qui va du propre au figuré, et qui est déterminant pour la façon dont nous nous représentons l’être du langage.

 

Heidegger poursuit sa réflexion, à partir d’un autre exemple. «Rien n’est sans raison», croit-on, et pourtant le poète dit que la rose est sans pourquoi. Comment résoudre la contradiction apparente? De la façon suivante:

1) L’énoncé rationalisant de la pensée représentative s’énonce comme: «Rien n’est sans raison» (Cette pensée souligne dans l’énoncé les mots rien et sans, et comprend donc ‘rien n’est sans pourquoi). Mais pourtant la rose est sans pourquoi. Cela fait vaciller le principe de raison. On est donc obligé d’entendre le principe lui-même («Rien n’est sans raison»), la façon dont il est accentué.

2) L’énoncé de la pensée méditante souligne alors est et raison. On comprend dès lors: ‘Rien n’existe sans cause’. La rose est sans pourquoi mais non sans parce que.

 

Dans Unterwegs zur Sprache (Pfullingen, 1959), Heidegger essaye d’abord de s’arracher à la conception que la pensée représentative se fait du langage comme Ausdruck (‘expression’, c’est-à-dire comme ‘domination du dehors par le dedans’).

Or Hölderlin dit die Blume des Mundes («la fleur de la bouche»). Le philosophe peut accueillir cette expression, sans la prendre pour une métaphore. Si on la prend pour une métaphore, on reste pris dans la métaphysique dont témoigne, implicitement, toute la tradition rhétorique occidentale. La parole poétique, en réalité, n’est pas une pièce d’herbier, une plante desséchée. «La poésie, bien plutôt, remonte la pente que descend le langage quand la métaphore morte va se coucher dans l’herbier» (p.361). La poésie véritable est donc celle qui éveille la vision la plus vaste, qui fait apparaître le monde. Ricoeur ne dit rien d’autre quand il plaide pour son concept de métaphore vive.

 

J. Derrida, ‘Mythologie blanche’, Poétique, 5, 1971, pp.1-52.

Derrida se livre à une critique très forte de la métaphore, qui, tout comme la métaphysique, tiendrait de la plante d’herbier. Derrida utilise les armes de l’herméneutique du soupçon.

1er thème: efficace de la métaphore usée dans le discours philosophique. J. Derrida évoque la métaphorique du terme d’usure (métaphore géologique de l’érosion; m. numismatique du caractère fruste d’une médaille; m. économique de la valeur et des usuriers, d’où rapprochement entre sens propre et propriété). La métaphore peut donc être la ‘plus-value linguistique’ fonctionnant à l’insu des locuteurs, tout comme le produit du travail humain disparaît dans la plus-value économique et le fétichisme de la marchandise. La critique de Derrida tente donc de démasquer la conjonction de la métaphysique dissimulée et de la métaphore usée.

Il y a une unité profonde du transfert métaphorique et du transfert analogique du visible à l’invisible. L’usure de la métaphore (dans les premiers philosophèmes tels que theoria, eidos, logos) se dissimule dans la ‘relève’ (Aufhebung de Hegel) du concept. D’où raviver la métaphore, c’est démasquer le concept. Derrida s’appuie sur un texte de Hegel (Esthétique, tr. fr., §3a): les concepts philosophiques seraient d’abord des significations sensibles transposées dans l’ordre du spirituel: à la faveur de l’effacement du métaphorique dans la signification initiale, on aurait l’avénement, la relève (Aufhebung) d’une signification abstraite.

«Là où Hegel voit une novation de sens, Derrida ne voit que l’usure de la métaphore et un mouvement d’idéalisation par dissimulation de l’origine métaphorique» (p.364) [Tout comme Chouraqui, Derrida semble confondre ‘sens étymologique’ et ‘sens en langue’. Dans le cours de son raisonnement, il joue en fait sur les mots, et sur leurs étymologies].

La métaphore appartient donc, pour Derrida, à la métaphysique (passage du sensible au spirituel, à l’intelligible, au sens).

D’où le paradoxe de l’auto-implication de la métaphore: «Il n’y a pas de discours sur la métaphore qui ne se dise dans un réseau conceptuel lui-même engendré métaphoriquement. Il n’y a pas de lieu non métaphorique d’où l’on aperçoive l’ordre et la clôture du champ métaphorique.» (p.364) C’est pourquoi il n’y a pas de définition (de la métaphore) dont le définissant ne contienne le défini.

[En fait, il faudrait plutôt dire que le terme métaphore n’est métaphorique qu’étymologiquement; il ne l’est pas en langue]

La relève par laquelle la métaphore usée se dissimule dans la figure du concept est le geste philosophique par excellence: viser l’invisible à travers le visible, après les avoir séparés. La relève métaphorique est donc aussi la relève métaphysique.

«La métaphore semble engager en sa totalité l’usage de la langue philosophique, rien de moins que l’usage de la langue naturelle dans le discours philosophique, voire de la langue naturelle comme langue philosophique» (pp.365-366).

L’usage de l’analogie reposerait sur un concept métaphysique de l’analogie: sur un mouvement de renvoi du visible à l’invisible; ce qui fait image, ce serait le visible tout entier. «La toute première transposition serait le transfert du sens de l’empirie [= le visible] dans le ‘lieu intelligible’» (p.366).

«Ainsi donc, qu’on parle du caractère métaphorique de la métaphysique ou du caractère métaphysique de la métaphore, ce qu’il faut appréhender, c’est l’unique mouvement qui emporte les mots et les choses au-delà..., méta..» (p.366)

Quelques métaphores clés sont à la base de la métaphysique, et tout d’abord, celle du soleil:

C’est là un exemple qui illustre, l’ ‘illustrant’ par excellence. «Pourquoi, en effet, la métaphore héliotropique est-elle singulière? Parce qu’elle parle du ‘paradigme du sensible et de la métaphore: il [le soleil] (se) tourne et (se) cache régulièrement’ (35)» (p.367) ‘Le tour du soleil aura toujours été la trajectoire de la métaphore’ (35).

Avec le soleil viennent les métaphores de la lumière, du regard, de l’œil: ce sont des figures de l’idéalisation (cf. eidos de Platon, cf. Idée de Hegel). La lumière vise métaphoriquement le signifié de la philosophie.

Autres métaphores-clés: celle du sol-fondement et celle de la demeure-retour. Ce sont des métaphores de la métaphore. Ainsi, il s’agit d’être hors de soi (méta-phore: au-delà) mais en soi, dans une demeure: réappropriation, présence à soi de l’idée dans la lumière.

«Présence disparaissant dans son propre rayonnement, source cachée de la lumière, de la vérité et du sens, effacement du visage de l’être, tel serait le retour insistant de ce qui assujettit la métaphysique à la métaphore» (Derrida, p.49) (Ricoeur, p.367).

Le paradoxe de l’auto-implication de la métaphore «s’exprime matériellement par l’auto-implication des métaphores dominantes de la lumière et de la demeure où la métaphysique se signifie elle-même dans sa métaphoricité primordiale. En figurant l’idéalisation et l’appropriation, lumière et séjour figurent le processus même de la métaphorisation et instaurent la récurrence de la métaphore sur elle-même» (pp.367-368).

 

Critique de Ricoeur:

 

«L’hypothèse d’une fécondité spécifique de la métaphore usée est fortement contrebattue par l’analyse sémantique exposée dans les études antérieures» (p.368) Les métaphores mortes ne sont plus des métaphores: elles s’adjoignent à la signification littérale pour en étendre la polysémie (phénomène de la lexicalisation: cf. tête issu de latin testa, ‘petit pot’). La thèse sous-jacente à la conception de Derrida, c’est l’illusion que «les mots auraient en eux-mêmes un sens propre, c’est-à-dire primitif, naturel, originaire (etumon)» (p.369).

Mais ‘la lexicalisation n’entraîne la disparition totale de l’image que dans des conditions particulières’ (M. Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, 1973, p.87). Dans les autres cas, on a plutôt une atténuation de l’image, qui reste tout de même sensible. «Mais la réanimation d’une métaphore morte est une opération positive de délexicalisation qui équivaut à une nouvelle production de métaphore, donc de sens métaphorique; les écrivains l’obtiennent par divers procédés très concertés et maîtrisés: substitution d’un synonyme qui fait image, addition d’une métaphore plus neuve, etc» (p.370).

[Sur ce sujet, voir les pages fort suggestives de G. Genette dans ‘La Rhétorique restreinte’ in Figures III].

Dans les textes philosophiques, la rénovation des métaphores éteintes met en jeu des procédés plus complexes, tels que le réveil des motivations étymologiques, procédé usuel chez Hegel et Heidegger.

«Raviver la métaphore morte n’est aucunement démasquer le concept: d’abord, parce que la métaphore ravivée opère autrement que la métaphore morte, mais surtout parce que le concept ne trouve pas sa genèse intégrale dans le processus par lequel la métaphore s’est lexicalisée» (p.371).

«Il y a philosophème parce qu’un concept peut être actif en tant que pensée dans une métaphore elle-même morte. Ce que Hegel a précisément pensé, c’est la vie du concept dans la mort de la métaphore. C’est bien parce que nous n’entendons plus ‘prendre’ dans ‘comprendre’ que ‘comprendre’ a un sens philosophique propre» (pp.371-372).

«Parler métaphoriquement de la métaphore n’est aucunement circulaire, dès lors que la position du concept procède dialectiquement de la métaphore elle-même. Ainsi, quand Aristote définit la métaphore par l’épiphore du mot, l’expression épiphore est qualifiée conceptuellement par son insertion dans un réseau d’inter-significations où la notion d’épiphore est encadrée par les concepts majeurs de phusis, de logos, d’onoma, de sêmainein, etc. L’epiphora est ainsi arrachée à sa métaphoricité et constituée en sens propre, bien que ‘la surface de ce discours, comme dit Derrida, continue d’être travaillée par une métaphorique’ (Derrida, p.19)» (Ricoeur, p.372).

Pour ce qui concerne la prétendue connivence entre le couple métaphorique propre/ figuré et le couple métaphysique visible / invisible, que dénoncent à la la fois Heidegger et Derrida:

-cette connexion n’est pas nécessaire. Ainsi la définition que donne Fontanier de la métaphore (‘présenter une idée sous le signe d’une autre plus frappante ou plus connue’) n’implique pas du tout la division en espèces qu’il tire par la suite de la considération des objets, surtout si l’on reste dans le cadre de la théorie de la métaphore-énonciation au lieu de celui de la métaphore-substitution. De nombreux exemples de métaphores qu’il donne n’impliquent pas non plus un transfert visible- invisible (cf. le cygne de Cambrai, le remords dévorant). «Ce n’est donc pas la métaphore qui porte l’édifice de la métaphysique platonisante; c’est plutôt celle-ci qui s’empare du procès métaphorique pour le faire travailler à son bénéfice. Les métaphores du soleil et de la demeure ne règnent que pour autant que le discours philosophique les élit.» (p.374).

 

4) L’intersection des sphères de discours

 

Quelle philosophie est impliquée dans l’enquête de Ricoeur qui va de la rhétorique au sens puis à la référence?

a) «(...) d’une part, le discours spéculatif a sa possibilité dans le dynamisme sémantique de l’énonciation métaphorique» (p.375).

 

Tension entre les termes de l’énoncé

Tout d’abord, on a un gain en signification dérivant de la nouvelle pertinence sémantique au niveau de l’énoncé métaphorique. Ce gain est lié à la tension entre les deux termes de l’énoncé, entre deux interprétations (littérale / métaphorique). Ce gain en signification n’est donc pas encore un gain conceptuel puisque l’innovation sémantique est liée au va-et-vient entre les deux lectures. Ce qui résulte du choc sémantique est donc une demande en concept, pas encore un savoir par le concept.

 

Tension entre interprétation littérale et interprétation métaphorique

D’autre part, la schématisation d’un sens nouveau (voir le même dans et malgré la différence) est due à l’imagination productive: il y a assimilation prédicative (la terre est une orange) et non pas identité de sens (la terre est une sphère).

 

Tension dans la référence entre est et n’est pas

Enfin, la référence elle-même de l’énoncé métaphorique peut être considérée comme une référence dédoublée. A sens dédoublé référence dédoublée: cf. la copule est qui indique le même (= sens littéral) et le différent (est comme, sens métaphorique).

«Tout gain en signification est à la fois un gain en sens et un gain en référence» (p.376) En effet, «toute avance dans la direction du concept a pour contrepartie une exploration plus poussée du champ référentiel» (p.377) «Prédication et référence se prêtent mutuellement appui, soit que nous mettions en rapport des prédicats nouveaux avec des référents familiers, soit que, pour explorer un champ référentiel non directement accessible, nous utilisions des expressions prédicatives dont le sens est déjà maîtrisé.(...) [on a donc] l’entrecroisement de deux mouvements, dont l’un vise à déterminer plus rigoureusement les traits conceptuels de la réalité, tandis que l’autre vise à faire apparaître les référents, c’est-à-dire les entités auxquelles des termes prédicatifs appropriés s’appliquent. Cette circularité entre la démarche abstractive et la démarche de concrétisation fait que la signifiance est un travail inachevé (...)» (p.377) Ce dynamisme donne à la signifiance une ‘historicité’: à partir des significations déjà acquises, d’autres nouvelles sont ouvertes. «Cette ‘historicité’ est portée par l’effort d’expression d’un locuteur qui, voulant dire une expérience neuve, cherche dans le réseau déjà fixé des significations un porteur adéquat de son intention. C’est alors l’instabilité même de la signification qui permet à la visée sémantique de trouver le chemin de son énonciation» (p.378) La signification est donc moins un contenu déterminé, à prendre ou à laisser, qu’un principe inducteur guidant l’innovation sémantique. [C’est la capacité d’un mot à étoffer sa polysémie qui est ici évoquée; en outre, on établit à juste titre le primat de la parole sur la langue].

Il y a donc deux niveaux de signification dans le symbole: la signification première est liée à un champ de référence connu (entités auxquelles on peut attribuer les prédicats considérés dans leur signification établie); la signification seconde (celle qu’il s’agit de faire apparaître) est relative à un champ de référence pour lequel il n’y a pas de caractérisation directe, pour lequel il n’y a pas de prédicats appropriés.

«Deux énergies se rencontrent ainsi: l’effet gravitationnel exercé par le champ de référence second sur la signification - et qui donne à celle-ci la force de quitter sa région d’origine- et le dynamisme de la signification elle-même, en tant que principe inducteur de sens. Il appartient à la visée sémantique qui anime l’énonciation métaphorique de mettre en rapport ces deux énergies, afin d’inscrire dans la mouvance du second champ de référence auquel elle se rapporte un potentiel sémantique lui-même en voie de dépassement» (p.379).

L’énonciation métaphorique est une esquisse sémantique en défaut par rapport à la détermination conceptuelle:

-elle ne représente qu’une partie de la trajectoire du sens qui excède le champ référentiel familier.

-elle fait venir au langage un champ référentiel inconnu.

«Une expérience demande à se dire, qui est plus qu’une simple épreuve ressentie; son sens anticipé trouve dans le dynamisme de la signification simple, relayé par celui de la signfication dédoublée, une esquisse qu’il importe maintenant de mettre en rapport avec les exigences du concept» (p.379).

b) «d’autre part, (...) le discours spéculatif a sa nécessité en lui-même, dans la mise en œuvre des ressources d’articulation conceptuelle qui sans doute tiennent à l’esprit lui-même, qui sont l’esprit lui-même se réfléchissant. Autrement dit, le spéculatif n’accomplit les requêtes sémantiques du métaphorique qu’en instituant une coupure qui marque la différence irréductible entre les deux modes de discours». (p.375).

Le discours spéculatif «de soi-même (...) tire la ressource d’un espace conceptuel qu’il offre au déploiement de sens qui s’esquisse métaphoriquement. Sa nécessité ne prolonge pas sa possibilité inscrite dans le dynamisme du métaphorique. Elle procède plutôt des structures mêmes de l’esprit que la philosophie transcendentale a pour tâche d’articuler.» (p.380) Il y a donc discontinuité de l’un à l’autre discours.

Qu’est-ce que le discours spéculatif? C’est «celui qui met en place les notions premières, les principes, qui articulent à titre primordial l’espace du concept» (p.380) Le concept, que ce soit dans le langage ordinaire ou dans le langage scientifique, ne peut être dérivé directement de la perception: c’est donc qu’il y a discontinuité entre les deux types de discours. Cette discontinuité est fondée par la structure même de l’espace conceptuel dans lequel s’inscrivent les significations arrachées au procès métaphorique. Le spéculatif est donc la condition de possibilité du conceptuel: il exprime le caractère systématique du conceptuel. Le spéculatif peut apparaître comme un discours second (méta-langage) par rapport au discours que l’on articule au niveau conceptuel; mais dans l’ordre de fondation, le spéculatif reste un discours premier. Le spéculatif fournit l’espace logique où la visée signifiante de tout concept se distingue radicalement d’une explication génétique à partir de l’image ou de la perception. C’est pourquoi, ‘comprendre une expression (logique)’ est autre chose que ‘découvrir des images’ (Husserl, Logische Untersuchungen, I, §17). Il y a bien inadéquation entre «illustration et intellection, entre exemplification et appréhension conceptuelle» (p.381). L’imaginatio appartient donc au règne du semblable tandis que l’intellectio relève du règne du même.

«Dans l’horizon ouvert par le spéculatif, le ‘même’ fonde le ‘semblable’ et non l’inverse. ‘Partout où il y a similitude, il y a quelque part une identité au sens rigoureux et vrai.’ (Husserl, op. cit., II, p.113)» (p.381). Signifier (concept) est autre chose que représenter (image).

 

c) Est-ce que cette discontinuité des modalités sémantiques implique que l’ordre conceptuel détruise l’ordre métaphorique?

«Pour ma part j’incline à voir l’univers du discours comme un univers dynamisé par un jeu d’attractions et de répulsions qui ne cessent de mettre en position d’interaction et d’intersection des mouvances [discours spéculatif / métaphorique] dont les foyers organisateurs sont décentrés les uns par rapport aux autres, sans que jamais ce jeu trouve le repos dans un savoir absolu qui en résorberait les tensions» (p.382).

            Il y aurait donc une attraction que le discours spéculatif exercerait sur le discours métaphorique. Cette attraction s’exprime dans le procès de l’interprétation, qui est l’œuvre du concept, qui représente une lutte pour l’univocité, pour l’élucidation. «Alors que l’énonciation métaphorique laisse le sens second en suspens, en même temps que son référent reste sans présentation directe, l’interprétation est, par nécessité, une rationalisation qui, à la limite, évacue l’expérience qui, à travers le procès métaphorique, vient au langage» (p.383).

            Toutefois, «on peut concevoir un style herméneutique dans lequel l’interprétation répond à la fois à la notion du concept et à celle de l’intention constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode métaphorique. L’interprétation est alors une modalité de discours qui opère à l’intersection de deux mouvances, celle du métaphorique et celle du spéculatif» (p.383) On cherche à la fois la clarté du concept et la préservation du dynamisme de la signification. Dans ce contexte, l’imagination peut, en présentant l’Idée, contraindre la pensée conceptuelle à penser plus.

            Ceci est éclairant pour la théorie de la métaphore: la métaphore est vive parce qu’elle vivifie une langue, mais aussi parce «qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un ‘penser plus’ au niveau du concept. C’est cette lutte pour le ‘penser plus’, sous la conduite du ‘principe vivifiant’ qui est l’ ‘âme’ de l’interprétation» (p.384).

           

            5) Explication ontologique du postulat de la référence

           

            Est-il possible de parler de philosophie du langage, c’est-à-dire du rapport de l’être à l’être-dit, s’il n’y a pas de lieu extérieur au langage, si c’est dans le langage qu’on parle sur le langage?

            «Le discours sépculatif est possible, parce que le langage a la capacité réflexive de se mettre à distance et de se considérer, en tant que tel et dans son ensemble, comme rapporté à l’ensemble de ce qui est» (p.385). «Par ce savoir réflexif, le langage se sait dans l’être» (p.385) «Cette conscience réflexive, loin de refermer le langage sur lui-même, est la conscience même de son ouverture» (p.385) «Quand je parle, je sais que quelque chose est porté au langage. Ce savoir n’est plus intra-linguistique, mais extra-linguistique: il va de l’être à l’être-dit, dans le temps même que le langage lui-même va du sens à la référence» (p.386).

            Comment expliquer ontologiquement le postulat de la référence dédoublée dans le discours poétique?

            Cette notion doit être reprise comme une instance critique retournée contre notre concept conventionnel de réalité.

            La distinction entre dénotation et connotation est généralement ramenée à l’opposition des valeurs cognitive et émotionnelle du discours. C’est là un préjugé positiviste (seul le discours scientifique dirait la réalité). Ricoeur propose un usage proprement critique du concept de réalité: «le discours poétique (...) est celui dans lequel l’époché de la référence ordinaire est la condition négative du déploiement d’une référence de second rang. (...) Ce déploiement est réglé par le pouvoir de redescription qui s’attache à certaines fictions heuristiques, à la manière des modèles de la science» (p.386).

            La tentation est de transformer cette fonction critique en un plaidoyer contre l’irrationnel (déréglements logiques à la faveur de rapprochements impertinents; irruption du pré-catégorial liée à la référence de second rang).

            Par ailleurs étant donné que le sentiment n’est pas moins ontologique que la réprésentation, «ne faut-il pas, par là même, renoncer à l’opposition entre un discours tourné vers le ‘dehors’, qui serait précisément celui de la description, et un discours tourné vers le ‘dedans’ qui modèlerait seulement un état d’âme pour l’élever à l’hypothétique? N’est-ce pas la distinction même du ‘dehors’ et du ‘dedans’ qui vacille avec celle de la représentation et du sentiment?» (p.387).

            D’autres distinctions sont ébranlées: découvrir / créer; trouver / projeter.

            En fait, ‘inventer’, c’est à la fois ‘découvrir’ et ‘créer’.

            En fait, la référence dédoublée signifie que la tension de l’énonciation métaphorique est portée à titre ultime par la copule est. «Etre-comme signifie être et ne pas être. Cela était et cela n’était pas» (p.388).

            Cf. la remarque d’Aristote dans Rhétorique III (1411b24-25): la métaphore ‘met sous les yeux’, c’est-à-dire qu’elle ‘signifie les choses en acte’. «Quand le poète prête vie à des choses inanimées, ses vers ‘rendent le mouvement et la vie: or l’acte est mouvement.’ (1412a12)» (p.389). Aristote renvoie, pour trouver la clé de l’explicitation ontologique de la référence, à la distinction entre ‘être comme puissance’ et ‘être comme acte’.

            On peut donc considérer que la référence de l’énonciation métaphorique met en jeu l’être comme acte et comme puissance: c’est là le point d’intersection entre le discours poétique et le discours philosophique. Cette intersection ne concerne pas seulement la poésie tragique mais l’ensemble de la poésie.

            Que peut-on entendre par ‘signifier l’acte’?

            -tout d’abord, on peut comprendre le fait de voir les choses comme des actions. Le privilège de l’action, c’est que l’acte y est tout entier dans l’agent, comme la vision est dans le voyant. «Dans l’action, l’acte est complet et achevé en chacun de ses moments et ne cesse pas quand la fin est atteinte» (p.391) L’énonciation métaphorique donne lieu à une vision du monde comme une grande geste.

            Mais tout voir comme des actions entraîne le risque de voir les choses comme trop humaines.

            -d’autre part, on peut entendre le fait de voir à la façon d’une œuvre de l’art, d’une production technique; mais cela entraîne le risque de l’anthropomorphisme.

            -enfin, cela peut signifier le fait de voir les choses comme des éclosions naturelles. «L’expression vive est celle qui dit l’expérience vive» (p.391) «Signifier l’acte, serait voir les choses comme non empêchées d’advenir, les voir comme cela qui éclôt». (pp.391-392). Dans ces conditions, ‘signifier l’acte’, ce serait signifier la puissance (sens englobant qui s’adresse à toute production de mouvement et de repos). Le poète serait celui qui aperçoit la puissance comme acte et inversement. On pourrait atteindre là le principe immanent que les grecs nomme phusis.

            «Pour nous, modernes, qui venons après la mort de la physique aristotélicienne, ce sens de la phusis est peut-être à nouveau vacant, comme ce que le langage poétique demande au discours spéculatif de penser. C’est alors la tâche du discours spéculatif de se mettre en quête du lieu où apparaître signifie ‘génération de ce qui croît’». (p.392) Le verbe poétique signifie l’acte au niveau de l’apparaître dans son ensemble: il signifie l’éclosion de l’apparaître.

            C’est ce qu’a tenté Heidegger dans sa dernière philosophie: tenter de mettre la pensée spéculative en résonance avec le dire du poète: les ‘fleurs’ de nos mots (Worte, wie Blumen) disent l’existence dans son éclosion.

            Il faut suivre la pensée de Heidegger tant qu’il ne menace pas la différence du spéculatif et du poétique. «Les métaphores du philosophe peuvent bien ressembler à celles du poète, en ce qu’elles opèrent comme ces dernières un écart par rapport au monde des objets et du langage ordinaire; mais elles ne se confondent pas avec les métaphores du poète» (p.395).

            Heidegger, dans Was ist das -die Philosophie? (Pfullingen, 1956, p.45), affirme ceci:

            «Entre elles deux, pensée et poésie, règne une parenté plus profondément retirée, parce que toutes deux s’adonnent au service du langage et se prodiguent pour lui. Entre elles deux pourtant persiste un abîme profond, car elles ‘demeurent sur les monts les plus séparés’» (Ricoeur, p.398)

            La poésie, en effet, par elle-même, donne à penser une esquisse tensionnelle de la vérité: entre sujet et prédicat, entre interprétation littérale et métaphorique, entre identité et différence. Elle les rassemble dans la théorie de la référence dédoublée. C’est le paradoxe de la copule: être comme, c’est, en même temps, être et n’être pas.

            La poésie préserve donc l’expérience d’appartenance, qui inclut l’homme dans le discours et le discours dans l’être (expérience existencielle, personnelle, de la réalité).

            La pensée spéculative, au contraire, s’appuie sur la dynamique de l’énonciation métaphorique, qu’elle ordonne à son propre espace de sens. Ceci est possible grâce à la distanciation qu’elle opère vis-à-vis de la réalité, distanciation qui est à la fois constitutive de l’expérience critique, et contemporaine de l’expérience d’appartenance du discours poétique. «Finalement, le dédoublement de la référence et la redescription de la réalité, soumise aux variations imaginatives de la fiction, apparaissent comme des figures spécifiques de distanciation, lorsque ces figures sont réfléchies et réarticulées par le discours spéculatif» (p.399).

           

            Jugement personnel d’ensemble sur l’ouvrage:

 

Sur le plan intellectuel, il s’agit d’une œuvre majeure de Ricoeur, puisqu’elle opère la synthèse des sciences du langage depuis Aristote jusqu’en 1975. Toutefois, étant donné la densité de l’ouvrage, il n’est pas recommandé de l’aborder sans avoir eu au préalable une solide formation générale en linguistique, poétique et rhétorique. Autrement, le texte de cet ouvrage risque de rester lettre close. Notre exposé pourrait permettre aux lecteurs peu familiarisés dans ces domaines de se retrouver dans le dédale des opinions exprimées. Il paraîtra cependant bien aride sans la lecture simultanée de l’ouvrage lui-même.

D’un point de vue purement doctrinal, cette œuvre ne me semble pas présenter de risques majeurs, pour peu qu’on la lise attentivement et qu’on ne confonde pas les opinions des auteurs recensés avec l’opinion de Ricoeur. Ce dernier émet au contraire presque toujours un jugement très sûr sur les questions liées au problème de la référence, sans presque jamais tomber dans une quelconque forme de nominalisme ou d’immanentisme. On peut regretter toutefois les pages qu’il consacre au problème de l’analogie chez Aristote ou à la notion d’acte d’être chez S. Thomas: il est clair qu’il n’a pas vraiment compris la notion d’acte d’être et de participation telles qu’elles furent exposées par le docteur angélique. Il vaut toutefois la peine de souligner que cette problématique n’est abordée que par rapport au problème de la métaphore poétique, la seule qui intéresse Ricoeur dans cet ouvrage.

 

C.R. (2002)

 

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[1] «Un métasémème est une figure qui remplace un sémème [= mot] par un autre, c’est-à-dire qui modifie les groupements des sèmes du degré zéro. Ce type de figures suppose que le mot égale collection de sèmes nucléaires sans ordre interne et n’admettant pas la répétition.» (Rhétorique générale, p. 34).